• Préambulle

    AccueilBonjour.

    Par cette page, vous entrez sur le blog de John Snow, anesthésiste-réanimateur.

    John Snow est bien évidemment un pseudonyme. Le vrai John Snow est un de mes illustres et anonymes ancêtres dont vous trouverez des biographies détaillées sans vous perdre en recherches délicates. J'exerce en France, dans le secteur public hospitalier. Mon lieu d'exercice importe peu; sachez néanmoins avant de poursuivre que mes domaines d'exercice favoris sont la réanimation et l'obstétrique.

    Pour ceux qui découvrent ce blog pour la première fois, sachez que certains propos pourront vous choquer. j'essaie ici d'adopter une liberté de ton salutaire pour moi. Les histoires, noms, dates et lieux sont anonymisés. Néanmoins, compte-tenu des situations que j'évoque, vous pourriez éventuellement reconnaître une situation vécue ou une personne proche. Si tel était le cas, je vous invite à me contacter afin de dissiper les éventuels malentendus. En échange de votre tolérance à mon endroit, je tâcherai de préserver également votre liberté en censurant vos propos le moins possible. Votre marge de manoeuvre entre mes lignes sera grande, pourvu que le dialogue soit votre, notre priorité.

    Avant de poursuivre plus avant et éventuellement de participer à l'aventure, je vous invite à lire les différents billets en commençant si possible par les premiers. Vous pourrez ainsi vous familiariser avec ma façon de voir ou sentir les choses sans vous arrêter sur la forme parfois abrupte du propos. 

    Bonne lecture, et encore bienvenue.

  • Poil à gratterA quoi sert un anesthésiste?

    Je me la pose souvent, cette question. Et hier d'autant plus, ayant quitté ma maternité chérie pour filer un coup de main au bloc dans un secteur qui crie à l'aide.

    Première réponse possible: à pousser des seringues. C'est la réponse de tous les connards qui croient connaître mon métier. Et hier justement, j'ai d'abord eu l'impression d'être cette putain de réponse. Mets-toi là, reste ici, fais ce qu'on te dit de faire et ferme ta gueule. Tout bon gazier bien élevé en CHU doit être capable de tenir le rôle. Polyvalent. Moi, ça m'énerve. Je craque forçément à un moment.

    Hier, j'avais l'interne. Premier semestre, fin de stage. Qui compulsait activement les annales du petit examen de fin de première année à subir bientôt. Ca m'a détendu de voir ce gamin pester sur l'utilité de connaître la pharmacologie de la D-tubocurarine, molécule absconse en vogue à l'ère glaciaire de nos chers professeurs. En feuilletant son petit cahier concocté par ses prédécesseurs, je me suis rendu compte que la préparation de cette épreuve a considérablement évolué depuis mon époque pourtant pas si lointaine: cinq années de patience à gratter et peaufiner discrètement des QCM et dossiers avec leur grille hypothétique de correction, chapeau. La moyenne à l'examen a eu pour conséquence de sérieusement s'améliorer, preuve si l'en est que le bachotage sous-marin contente les indicateurs universitaires de qualité de l'enseignement.

    Posons-là les antisèches, j'ai voulu y aller moi aussi de ma petite leçon. Pose de cathéter central, son premier tout seul. Sans écho bien sûr, on n'est pas des pédés.

    Patiente arrive. De médecine. Avec comme tout dossier un vague bout de papier griffonné par l'externe/interne tellement honteux qu'il/elle ne signe pas. Intitulé de la demande: KtC. Motif: Antibiothérapie de longue durée. Antécédents: non rempli. Traitements: héparine dose efficace.

    A quoi sert un anesthésiste? Voir plus haut.

    Je reste calme, souriant à mon interne. Mandons le dossier, un oubli sûrement. J'épluche, je trouve. L'indication de pose est recevable, celle des anticoagulants fumeuse. Mais comme mamie à l'air facile et que je suis pas trop bégueule, le petit va lui poser le dispositif. Ci-fait, Chocolat en vue.

    Décrochons ensuite le téléphone, le crime ne restera pas impuni. Nous délogerons successivement et tour à tour de leur sainte visite infirmière, externe, interne et médecin pour expliquer gentiment, poliment et SANS S'ENERVER ce que moi, petit escargot de bloc, attend de tout ce joili monde en pareille ciconstance.

    Fini, me demande l'interne? Non point. Petit mot poli et confraternel dans le dossier médical pour expliquer pourquoi et comment l'on a dû faire les cons pour en satisfaire d'autres. Exercice imposé: nous nommer lui et moi, ainsi que tous les acteurs responsables contactés avec la teneur des conversations. Mon gnôme sourit, il se lâchera d'une prose agréable mais sobre, méritant les honneurs de mon épreuve de pacotille.

    Fini? Toujours pas. Second cathéter.

    Patient vient de service de chirurgie, hébergement de médecine. En isolement digestif (caca très caca, donc). Pas de demande. Ni écrite, ni orale. Juste une vague rumeur qu'un anesthésiste aurait demandé la pose. Pourquoi? On ne sait pas.

    A quoi sert un anesthésiste? 

    Ne nous fâchons pas. 

    Après quarante-cinq minutes d'appels divers, voici l'histoire reconstituée. Patient adressé par son médecin traitant à l'hôpital pour plaie louche sur truc potentiellement chirurgical. Monsieur sera vu aux urgences par l'interniste qui prescrira prélèvements bactériologiques et antibiotiques puis hospitalisera en chirurgie viscérale ce patient de chirurgie orthopédique faute de place dans ledit service. Vous suivez? Le chirurgien viscéral ne connait pas papy, l'orthopédiste ne veut pas opérer, l'interniste croit que l'orthopédiste gère de près le traitement antibiotique (mouarf!) mais ne comprend pas la nécessité de poursuivre les médicaments sur cette plaie désormais propre. Et l'anesthésiste? Ben, il pense sans voir le malade qu'on ne peut poursuivre le traitement de ce microbe désormais trouvé et gentil QU'AVEC un cathéter central. L'isolement? Alors là, mystère. Une vague selle molle notée en transmissions infirmières comme simple piste. 

    Je prendrai ma plus belle plume pour stopper le traitement ainsi que l'isolement et justifier des raisons qui me font penser à ne pas mettre ce foutu cathé. J'irai tout sourire faire un bisou à papy avant qu'il remonte. Et lui expliquer avec mon interne les raisons de ma démotivation.

    Tout en causant à grand-père, je remarque une discrète cicatrice dans son décolleté hospitalier. Une balafre familière de tous les cancéreux équipés. Une chambre implantable? Un Pace-Maker? Qui sait? Je tripote en faisant signe à mon petit bleu qui n'en croit pas ses yeux.

    A quoi sert un anesthésiste? 

    Les autres, je sais pas. Moi je sais que j'aime bien faire chier, ce sera ma leçon du jour qu'on n'apprend pas dans les facultés.

    D'ailleurs avant de dire au revoir, il me reste quelque chose à écrire dans un dossier.

     

     

     


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  • Enfance AfriqueIl s'appelle Tushime et il a quatre ans.

    Il est perdu.

    Seul dans cette jungle de quatre cent mille habitants, avec pour simple compagnie son petit sac de papier froissé contenant les trois friandises qu'il était venu glaner avec son grand frère. Ce dernier, de cinq ans plus âgé, a préféré rester jouer avec ses copains croisés en chemin. Et pas avec le petit bout hein, qui d'ailleurs a du dire qu'il préférait rentrer retrouver maman et que oui, il connaissait bien le chemin du retour.

    Mais bon là maintenant, il sait plus où il est. Alors il frappe à notre porte, vu qu'il a entendu sa mère dire que si tu as un problème, faut voir les muzungus parce que eux ils savent. La porte s'est ouverte, mais pour une autre raison: je dois aller à l'hôpital. Il se plante devant notre char, nous refait son Tian Anmên en miniature.

    Sans peur, déterminé.

    il grimpe dans la fourgonnette, s'assoit d'autorité à côté du chauffeur en serrant son pain au miel. Sans gêne.

    - Ramène moi chez moi.

    C'est tout. Où? Vaguement par là. On suppose. il ne reconnaît rien, pas d'adresse évidemment sous ces contrées. Ca grouille partout de monde de toute façon. De vagues repères tout au plus. On avance, le nez au vent, surréaliste escorte de Petit Prince au regard droit qui refuse qu'on le touche. Crispé sur ses boules de pâte sucrée, spécialité de ce boulanger renommé tenant échoppe à trois kilomètres en amont.

    Finalement, il est sûr. C'est par là, merci bien mais tchao les gars. Il veut sortir et s'en aller. Ben non, lui disent ces crétins d'adultes, on te ramène à la maison. Si-si-si, non mais là non. Il s'agite, ouvre la porte en marche et saute en route. Il se faufile dans les hautes herbes, agacé par notre outrecuidance. Déguerpissez, nous fait sa petite main en s'éloignant prestement.

    Evidemment qu'on le suit. C'est la brousse maintenant, la nature exubérante reprend ses droits sur la touffeur de la cité du Far-Est que nous venons de quitter. En chemin, des paysans reconnaissent le petit des voisins. De palabres en discussions, nous suivrons sa progression jusqu'à la case familiale. Notre troupe, grossie au fil du chemin, teminera sa route devant cette mère inquiète et ce fameux faux-vrai frère à la mine contrite.

    Coup d'oeil au compteur: huit kilomètres de la base, plus trois pour la boutique. Douze lieues à franchir pour un petit chaperon rouge moderne. Quatre cent mille âmes non recensées, moitié d'armes à feu et de militaires avinés. Tushime, quatre ans.

     

    Il s'appelle Daniel et il a neuf ans.

    Il me bouscule en s'asseyant sur le brancard du bloc destiné à l'acueillir en vue de son intervention. Drapé dans sa couverture, il peine à lever sa jambe meurtrie par cette vilaine infection osseuse qu'il traîne avec lui depuis six mois déjà. Le regard au dessus des toits, par delà les montagnes, je n'existe pas dans ses pensées.

    Et pour cause. Trois pansements sous anesthésie générale par semaine. Depuis six mois. Et aujourd'hui, c'est grandes eaux. On remet tout à plat, on excise dans les grandes largeurs. il va douiller comme jamais, on l'a prévenu et il le sait.

    Au bloc pour moi, c'est l'effarement. de l'os ouvert et mort, un décollement et un parage qui frise l'indécence. Une fermeture sous tension et sans couverture totale, avec drainage et irrigations. Transfusion massive et reine Morphine au programme des réjouissances. Pure folie.

    - Crac la jambe une fois rendu là, non?

    Que je fais en secouant la tête et les bras au ciel. Normal qu'on s'en sorte pas depuis six mois.

    Pas si simple, qu'on me répond. Les infirmes ici, c'est comme la peste. Pi les prothèses, hein, ça se fait pas comme ça. Pi des fois, quand on attend suffisamment et qu'on fait patiemment les choses, y'en a qui s'en sortent.

    Je suis dubitatif.

    J'enrage même en fin de journée dans la salle commune, en découvrant un pansement de jambe suintant de liquide séreux attirant les mouches et une mare gisant dans la ruelle, comme un iceberg attendant sagement son Titanic. Pas de morphine évidemment, me dit l'infirmière devant le gamin prostré et mutique. Il se plaint tout le temps. Je cloue la chouette sur sa porte de bois en prennant la salle à témoin: pas un homme blessé ici présent ne souffre d'un mal aussi mauvais que celui qui accâble cet enfant. Il a mal, son pansement doit être propre, point. Et je veillerai tous les jours à ce que des soins corrects lui soient prodigués.

    Le lendemain lors de ma visite surprise, tout est en ordre. Daniel dort, mais son barbon de voisin a l'air soucieux. 

    - Docteur, c'est vrai ce que tu as dit hier au sujet du problème du petit?

    - Oui, grand-père. Sa jambe pourrit, c'est dur. IL faut lutter sans cesse pour la garder propre.  

    - Oh. Il ne se plaint jamais. Il a peu de famille, et l'infirmière passe peu. Je vais mieux, tant que je serais là je m'occuperai de lui. Je ne savais pas, mon dieu...


    Chaque jour, le vieil homme me livrera son précieux compte-rendu. A chaque réunion, je remettrai l'amputation éventuelle au programme. Tranquillement, dans l'esprit de tous, l'idée fera son chemin. Les barrières tomberont. La prothèse? L'assoce du bled voisin, celle qui équipe les gamins qui sautent sur les mines, sera contactée et ne fera aucun problème. Aux chirurgiens attentistes, l'argument majeur sera celui de l'enseignement de l'enfant: seules deux années d'instruction gratuites sont offertes aux pupilles de cette nation ravagée. Entre neuf et onze ans, sans dérogation possible. Etre infirme et inculte sous ces lattitudes est une perpective intolérable.

    Reste à mettre au parfum le principal intéressé.

    Car Daniel reste seul. Sa famille peine à survivre loin d'ici. Il ne la voit qu'une fois par mois, il attend en général cet évènement avec impatience. Cette fois-ci, non. Grand-père me murmurera du bout des lèvres que Daniel a demandé en pleurant à sa mère qu'on le débarrasse. Pour qu'il puisse jouer dehors, avec les autres. Elle s'y refuse, les Muzungus vont y arriver.

    Nous fabriquerons des jeux de société pour amener les enfants du dehors à Daniel, douce parenthèse le temps pour tout le monde d'accepter l'indicible. On me confiera une belle photo de lui, tout sourire, moi qui ne l'ai jamais vu ainsi de mes propres yeux.

    Et un beau jour, bien après mon retour, j'ai eu la surprise de trouver un cadeau aigre-doux dans ma boite mail. Une petite jambe rien qu'à moi. Et puis ça va, il parait.

    Ca va toujours de toute façon, même quand ça va pas.

     

    Elle s'appelle Sylvine, elle a trois ans et j'en parle ici.

    Il s'appelle Prince, il a trois mois et j'en parlerai peut-être un jour que j'aurai le courage de trouver les bons mots tellement c'est dur.

     

     Ils sont l'Enfance Afrique que j'ai pu apercevoir, petits bouts de rien, fragiles et formidables, pépins d'une nature violente et indomptable qui explosera de vie ou de mort selon le sens du vent.

    Aujourd'hui, peut-être. Ou alors demain. 

     

     

     


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  • Je suis une star.

    Non, sans rire. Des filles m'interpellent régulièrement dans la rue alors que je ne les connais pas. Elles me collent leurs petits bouts sous le nez pour que je leur fasse gouzi-gouzi. Alors je fais, qui résisterait?

    Mais j'ai pas une vie facile, croyez pas. Etre une star, c'est pas donné à tout le monde.

    Moi, je suis pas né star.

    Je le suis devenu jeune, c'est différent. C'était le jour où j'ai croisé le grand Jacques, si j'en crois mes parents. Enfin le grand Jacques... Pas le vrai, l'autre. Le vraiment grand, celui de la mairie de Paris. Ma grand-mère me tenait à bout de bras, au dessus de la barricade. Lui, il était toutes dents dehors, à gigoter ses grands abattis à la cantonnade. En campagne pour être le premier de l'Histoire. On s'est croisés, il m'a vu, pris dans ses bras. Pi m'a collé un petit bécot sur le front, j'y garde maintenant une discrète cicatrice. Lui a poursuivi la carrière que l'on sait. Normal, c'était déjà une star. Moi il me l'a transmis, j'ai éclos bien plus tard.

    Car tout n'a pas toujours été facile.

    J'aurais pu emprunter la voie de la chirurgie, pour une star comme moi c'était les doigts dans le nez. Trop simple. Non, moi j'ai souffert. L'anesthésiste c'est discret, anonyme. En général, on ne se souvient pas de son gazier.

    C'est dur, la vie d'anonyme.

    Je l'ai compris un autre jour, alors que j'étais déjà une star et que je le savais même pas. Le jour béni où mon destin d'étoile naissante a croisé celui d'une autre sommité de notre petit cercle VIP. C'était plus tard, j'étais interne fraîchement émoulu. Je traînais aux abords d'une gare parisienne à faire des conneries d'anonymes. Il est passé devant moi, simulant à la perfection la démarche du gars pressé qu'il faut surtout pas chercher à arrêter. Son regard s'est planté dans le mien, on a vu tout de suite qu'on se connaissait. Enfin, surtout moi. Ca a fait tilt dans ma tête, je me suis dit je connais ce gars-là. C'est un mec cool que je remets pas bien, sûrement un type croisé en soirée avec qui je me suis bien marré. Ni une ni deux, j'ai souri en lui lançant à la volée le temps de retrouver qui c'était:

    - Oh, terrible! Qu'est-ce que tu deviens?

    Il a souri, de toutes ses belles dents blanches. Puis sans s'arrêter, il m'a sorti un magnifique:

    - Je suis pas mort, tout baigne!

    Et s'est évaporé comme ça, aussi vite qu'il était apparu. Juste le temps de laisser mon neurone de gauche tendre la dendrite à celui de droite pour m'apercevoir que je venais de me faire mystifier par Bernard Montiel.

    Trop la classe, le Bernard. Comme ça, l'air de rien, sans méchanceté. Du tact, ce qu'il faut de répartie. Juste content, vraiment. Sincèrement. J'ai pris une grosse leçon de staritude, ce jour-là. Comme le jour où mon statut jusqu'ici latent s'est révélé à moi comme une évidence. Interne toujours, j'étais de garde à la maternité.

    Une garde comme les autres en apparence. Je rentre dans cette salle d'accouchement abritant cette fille anonyme comme moi d'alors. Elle voulait sa péridurale, mais depuis la seconde où je suis entré je la sentais tracassée. D'un tracas différent de d'habitude, comme si elle aussi elle venait de croiser le regard lumineux du grand Bernard.

    Moi, star balbutiante, j'étais déjà accoutumé au fait qu'on me reconnaisse. Non pas que ce soit vrai, depuis tout petit les patients croient toujours m'avoir déjà vu quelque part. Je suis béarnais d'origine, mais j'ai selon les jours une tête d'arabe, de berbère, de juif ou de portugais. Ca dépend. C'est d'autant plus surprenant que ce sont toujours les arabes, berbères, juifs ou portugais qui me prennent pour l'un des leurs. Jamais je n'ai senti qu'un arabe me prenait pour un juif ou l'inverse. Curieux. Car souvent, quand les autres médecins sortent de la chambre, le patient me prend par la manche en apparté avec cette petite moue mâtinée de confidence:

    - ' Sont comment, eux?

    A quoi je réponds invariablement en opinant du chef, sûr de moi:

    - Pas comme nous, c'est sûr. Mais on peut leur faire confiance. 

    On s'échange furtivement un clin d'oeil, vu qu'on s'est compris. Une star, je vous dis.

    Mais ce jour là à la maternité, c'est différent. Elle croit vraiment me connaître MOI personnellement. Impossible. Un beau brin de fille comme ça, je m'en souviendrais quand même. Sa soeur arrive, elle attendait dans le couloir.

    - Tu vois? Je te dis que c'est lui.

    - Oui tu as raison, j'y croyais pas quand tu me l'a dit mais je confirme, c'est bien lui.

    C'est qu'elles me feraient douter les jumelles. Et à leur tête, ça a l'air foutrement sérieux. Je peux pas me contenter de prendre ça à la rigolade comme d'hab. Pour un peu, j'en paniquerais même.

    - Mais si, enfin! Vous étiez en réanimation à GrosseVille il y a un an. Vous ne vous souvenez pas de moi?

    Un bolus d'adrénaline me parcourt l'échine. Rapide calcul, elle a raison. J'en étais. Ca fume sec sous mon bonnet. Une fille jeune, en réa. Merde... Une Intox? Non. Je la remets toujours pas.

    - Mais non, vous n'y êtes pas. C'était notre mère.

    - Ah... Et elle va mieux, j'espère?

    - Ben non, elle est morte.

    - Ah...

    - Vous étiez même l'interne qui nous avait reçues à son arrivée dans le service. Toujours pas?

    - Ah. Euh, Non.

    - Vous nous aviez même annoncé son décès.

    - Ah... Euh... Ah bon?

    - Oh, mais n'ayez crainte. Tout s'est très bien passé. C'était dur, sur le coup. Mais nous avons bien réfléchi à tout ce que vous nous aviez dit à l'époque. Ca nous a beaucoup aidé, ma soeur et moi. Vous ne nous souvenez toujours pas, c'est fou?!

    A l'époque, j'annonçais peut-être deux ou trois décès par semaine. Non, vraiment ce décès-là ne me disait pas plus qu'un autre. Mais les pensées, les paroles qu'elles m'ont répétées ce jour-là sont les miennes. Je les utilise toujours. J'ai dû leur raconter que la vie tourne aussi pour moi. Un jour en réa, le suivant en maternité. Que le travail a l'air différent vu de loin, et pourtant grossièrement c'est la même chose. C'était bizarre, de se raconter publiquement, à des inconnues qui ne m'avaient pas oublié. Et cette fille était si fière de se dire que j'étais présent à l'instant de la mort de sa mère. Elle m'a demandé d'être là pour la naissance de sa fille. J'étais gêné, mais j'ai accepté. J'ai dit adieu à sa mère et bienvenu à sa fille.

    Depuis, je me dis que je suis une star.

    J'ai roulé ma bosse, je me suis finalement posé en maternité depuis trois ans. Quand on m'appelle la nuit, en urgence, au chevet d'une fille qui accouche, je fais le gars pressé qu'il faut surtout pas chercher à arrêter. Parfois, je croise une femme que j'ai déjà vue. En consultation, en FIV, pour un curetage ou une autre grossesse, que sais-je encore. Elle se souvient de moi, moi rarement d'elle. Elle me dit qu'elle n'y croyait pas, à tout ce que je racontais. Des caprices de star, qu'elle croyait. Mais là, maintenant, tout de suite, elle me dit de tout faire pour qu'ils s'en sortent, elle et sa crotte. Je fronce les sourcils, je lui dit que ça va aller. Je mate la perfusion, claque une consigne à l'infirmière, dis de respirer à la sage femme et calme l'obstétricien. Ca rassure tout le monde.

    Une vraie star, je vous répète.

    Et quand le doute surgit, quand c'est dur de tenir son rang dans le merdier, je me pose deux secondes et je me dis:

    - Mais bordel, que ferait Bernard Montiel s'il était à ma place aujourd'hui?

    Alors ça va tout de site mieux. Je retrouve des couleurs, je conserve mes marques. Faut entretenir le mythe quand on est en haut de l'affiche.

    Et m'en fous des gens, s'ils croient que ma cicatrice c'était en fait une verrue avant. Je connais un sorcier tout pareil qui fait un tabac en ce moment. M'en fous aussi quand ils disent que c'est pas vrai, on parle pas de moi à tout bout-de-champ. M'en fous. Car je sais qu'il y a une fille quelque part dans le monde qui sait que j'ai bien raison.

    Et pour ne pas être en reste, pour que moi aussi je puisse à mon tour devenir une légende, je poursuis mon ouvrage. Quand on me tend un marmot vaguement familier comme ça, sans préavis, au dessus d'une barricade lors d'un bal de pompiers ou d'une autre fadaise du même accabit, je fais ce que toute vraie célébrité ferait à ma place.

    Je dépose un baiser sur le front, à la racine des cheveux. Puis je descends à l'oreille murmurer un petit:

    - Toi aussi, tu seras une star.

    Alors on se fait un clin d'oeil, enfin surtout moi. Et on se marre, vu qu'on s'est bien compris tous les deux. 

     

     

     

     


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  • Impromptu- Papa, comment ça se fait, les bébés?

    Un soir, ma fille, quatre ans, pensive et tranquille au caca. Moi tranquille aussi, mais assis dans l'escalier à envisager mon bout de camembert abandonné sur son gisant de salade trois mètres plus bas.

    Le caca du soir chez nous, c'est le quart-d'heure sciences et philosophie. J'avais déjà eu un coup de semonce quelques jours auparavant avec le pourquoi les étoiles elles brillent. On avait parlé d'atmosphère et de vitesse lumière. C'était fumeux mais c'était passé. Ce soir franchement, j'ai pas vu venir. J'étais pas prêt. Qu'est-ce qu'elle dit là-dessus Dolto, déjà? Tirelipinpon sur le chihuahua. Non merde, c'est pas ça.

    - Précise ta question.

    Pirouette magistrale de papa-équilibriste soucieux de ne pas planter vingt ans de vie sexuelle pour un morceau de pâte molle au lait cru.

    - Ben Arsène, à l'école, il dit que les bébés ça sort par le ventre. Et Kirikou on voit bien qu'il sort par en bas mais on voit pas bien par où il passe. Moi je crois pas qu'il sort pas par le ventre parce que ça bouge pas sous la couverture et toi t'en vois sortir des bébés au boulot, pas vrai? Tu sais comment ça sort, c'est sûr! Dis-moi comment on fait les bébés je suis sûre qu'il ment Arsène!

    - Doucement. Tu veux juste savoir comment sortent les bébés, c'est ça?

    - Oui.

    Ouf. Vive la Normandie libre. J'vais te plier ça en deux coups les gros, ça va pas faire un pli.

    - Ben tu crois que ça sort par où si c'est pas par le ventre alors?

    - Justement je vois pas trop. Arsène il parle d'une porte et j'ai bien regardé sur maman, y'a pas de porte. Et tu m'as bien dit que ma p'tite soeur elle est née quand elle a retiré le bouchon de sa piscine. J'me dis qu'il y a sûrement un trou, mais j'ai bien cherché je sais pas où il est.

    Trop facile. Papa maman, vous avez merdé en beauté. C'est poutant pas dur, un peu d'attention, c'est tout. Au lieu de m'annoncer ça cash entre quatz'yeux comme on va chez le dentiste, alors que j'avais rien demandé. Après quelques vaines périphrases tentées, la libération de la vérité crue vous avait soulagés. Pas moi. Matez maintenant votre fils, lui il gère.

    - Et là? Y'a pas un trou, peut-être?

     Je revois en miroir ma tête horrifiée d'il y a trente ans.

    - Pas possible! C'est trop gros!!

    - Waitwaitwait... La tête du bébé quand il nait elle est toute molle, tu te souviens? C'est pour ça. Quand il passe, le bébé il devient tout fin. Pi le trou il est élastique aussi. Si ça sort pas, on l'agrandit. Et tes os ils s'écartent... Et...

    - Quoi?! Le trou on l'agrandit? Comment? Ca doit faire super mal! Et je te crois pas que ça passe! 

    - Ben pour l'agrandir, comment dire... T'es trop jeune... Mais normalement, ça passe. Et tu crois que je fais quoi, moi, la nuit au boulot? J'enfile des perles?

    - Ouais d'accord, mais... Quand ça passe pas, on fait comment?

    - Ben une porte, dans le ventre. Comme il dit Arsène.

    Et voilà comment on se retrouve à causer indications césarienne versus voie basse à quatre ans. Ce soir là, j'ai inventé la recette de la tarte tatin au camembert. Je crois que c'est passé. Avec la petite en tous cas. Pour sa mère c'est moins sûr:

    - Tu as été bien long loulou, ce soir. Faudra penser à écourter ces discussions du coucher.

    - On parlait science! C'est important!

    - C'est ça. Et vous étiez où, ce soir? Sur Vénus? Jupiter?

    - On est presque arrivés dans la lune. Cherche pas, j'en ai pas trop dit. Je sais très bien que tu trouves qu'elle est trop jeune pour des trucs pareils.

    Heureusement que c'est sur moi que c'est tombé, d'ailleurs ce fameux soir. J'ose même pas imaginer ma femme sur ce coup-là. 

    Elle est psychiatre.

     


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  • La vie, c’est comme une boite de chocolats. C’est un truc que je peux admettre.

    Mais la mort, alors?

    Sur la mort curieusement, c’est le silence radio.

    Ca vaudrait peut-être le coup d’en causer, vu que des fois ça tourne plutôt autour de la boite à bonbons.

     


    Comme ce dimanche, en fin de journée. Un de ces beaux dimanches froids et secs qu’offre l’hiver en fin de saison. Je trainais mon ennui en régulation du SAMU, rompu de courbatures depuis la veille d’avoir déménagé mon pote Néric.

     

    Je l’aime bien, Néric. 

    On ne se connait pourtant que depuis le D-Day, celui du grand débarquement. Le fameux jour du premier combat dans l’arène, cette gigantesque foire à bestiaux des choix de postes d’internat. Il était la première personne que j’aie croisée en sortant du train. On s’est dit trois mots, on allait faire la même chose. On a pris le même taureau par les cornes, ensemble. Et jamais plus durant l’internat on ne s’est quitté.

     

    C’est drôle. Parce que franchement, rien à voir, lui et moi.

     

    Lui, c’est le blond.

    Sportif, non fumeur, jongleur et musicien. Moi, ben bof, quoi. 

    Lui, en plus, c’est le type qui s’en sort toujours sans que j’arrive à piger ni pourquoi ni comment il fait. Sans doute qu’il vit dans un monde parallèle et que je ne le sais pas. Moi, mes histoires sont souvent moins glamour.

     

    Tiens, un exemple simple: lui, il sauve des vies. Moi, jamais fait.

     

    Il y a peu de temps en garde au SAMU tout comme moi aujourd’hui, il est tombé sur une femme, jeune, en arrêt circulatoire qu’il a décidé de thombolyser pour suspicion d’embolie pulmonaire. A domicile. Eh ben, madame avait bien un gros caillot, et elle est repartie chez elle sans séquelles en quelques jours. Ca, c’est le Néric.

    Moi, j’ai juste du mal à tomber sur une femme jeune en garde. Cherchez pas, y’a maldonne dès le départ, c’est sûr. Et le plus rageant dans cette histoire, c’est que depuis, Néric jubile et fait le beau en serrant la louche de tout ce que le CHU compte de gratin. De séances officielles en convocations spéciales. Et personne pour tilter sur le fait que c'est un coup de bol énorme, cette affaire.

     

    Ca me fout en boule d’autant qu’il n’y a que moi, bonne poire, pour le déménager au débotté et en plein hiver. L’a de la chance que je l’aime bien, le Néric.

    C’est donc fourbu et envieux que j’entends une permanencière qui s’agite. Du boulot pour moi, visiblement. Un arrêt cardiaque, chez un homme jeune. HAHA. La chance tourne, on dirait! 

     

    Place aux artistes. 

     

    D’un pas assuré, je gagne le télécopieur chargé de délivrer l’ordre de mission. Tranquillement, je déchiffre le lieu d'intervention. Négus sur Nevers. Tiens, je connais. J’y étais justement hier, vu que j’y ai déposé le Néric avec ses cartons. Et puis tiens encore, c’est justement son adresse qui apparait sur le papier. 

    QUOI? son adresse? Oui, j’ai bien lu. C’est sa rue. Pas de numéro. Une chique à la menthe me parcourt l’échine du bas du dos vers la nuque. 


    Oubliez l’artiste, il est cloué sur place.



    - Qu’est-ce qui se passe? Me demande la fille du téléphone.

    - C’est... C’est la rue de Néric... J’lai... 

    - ... Ah? Bon, je l’appelle! Et toi, même si Néric est sur le coup, grouille! 

     

     

    Ok, ok, c’est parti. Mais dans la bagnole et dans ma tête, ça gamberge sec. 

    Nan, Néric l’est pas mort. Nan, Néric, l’est en train de masser un type, c’est sûr. LE type que quelqu’un a vu s’écrouler devant sa porte de garage en voulant rentrer sa voiture. Pi Néric est là, on va y arriver. JE vais y arriver. Mon premier arrêt cardiaque chez un jeune. Avec Néric dans la poche, c’est dans la mienne.

     

    C’est ça. Mon bonbon rien qu’a moi.

    Pourvu que ce soit ça...

     

    J’arrive. Ouf c’est ça, je respire. 

    Néric est là, il masse en charentaises, devant les voisins tétanisés. Sidérés même, quand je prends le train en marche en intubant le gars, épaulé par le type en chaussons.

    C’est tout ce que j’ai fait d’ailleurs, c’était cuit de toute façon.

    Même dans les meilleures conditions du monde, jamais je ne sortirais un arrêt cardiaque en vie. 

    Quoi, même pas fait un peu d’adrénaline? Non. Oublié? Non plus. Non parce qu’au fait, j’ai juste appris ce jour-là que Néric dans son frigo, IL A de l’adrénaline.

     

    L’enfoiré.

     

    On pourrait en rester là, ce serait l’histoire d’un gamin qui verrait filer sous son nez le dernier Roudoudou droit dans la poche du chérubin juste devant lui dans la file.

     

    On pourrait.

     

    Mais, on l’a dit au début, la vie c’est comme une boite de chocolats. Et la vie continue, non?

     Alors on continue.

     

    Le mort est mort, le soleil se couche et Néric est en pantoufles avec un pot-au-feu sur le feu. L’un de nous deux est de trop, et l'autre décide donc de mettre les voiles sous les vivats délirants des trois spectatrices bigoudiesques détournées du poste pour l’occasion. Ravies comme vous pouvez l’imaginer de troquer leur Roselmack hebdomadaire, arpenteur habituel de la tranche, au profit du nouveau voisin-médecin sachant porter charentaise comme mule négligée, c’est quand même pas donné à tout le monde vous comprenez.

     

    Re-enfoiré.

     

    Reste un mort toujours mort, une cause de la mort qui n’en a pas, une voiture de mort qui tourne, moi qui tourne en rond et une intervention qui ne tourne plus à finir de tourner.


    Ca commence à ressembler clairement à mon Carambar de d'habitude, tout mâchouillé et qui colle bien aux dents.  Sauf que le petit goût qui reste en bouche est cette fois-ci différent. Ouais.  

    Le mort n’a pas de nom. Et pour emballer un mort dans son beau papier à blague de la mort, faut mettre un nom avant de lécher les bords. C’est comme ça. 

    Oh, les voisines connaissent bien le mort, sa voiture et sa maison. Mais il vivait seul depuis la mort de maman, et il parlait peu. Et de là à dire que c’est bien Jean Dujardin, comme écrit sur la boite aux lettres ça on peut pas, vous savez...

     

    Il commence à faire sérieusement froid, je rentre par la porte du garage heureusement ouverte pour appeler les casse-bonbons de la maréchaussée. Z’arrivent. En attendant, faudrait trouver vraie cause et vrai nom. 

     

    Pour la cause, facile. 

    Je parcours un sentier menant au salon formé par un alignement savamment étudié de bouteilles de vinasse vides, méticuleusement empilées sur un mètre de hauteur. Vu la tête du père Fouras étendu devant le garage, je me dis qu’on est raccord. Sur la toile cirée en Formica un courrier daté d’hier, cacheté du médecin, marqué du sceau «urgent» à l’attention du cardiologue du coin. Je décachète. Dedans, un ECG  tout pas beau avec un petit mot laconique du généraliste qui dit que oui faut pas trainer, le mort pas encore mort se plaint de douleurs qui pourraient bien le faire mourir.

    J’appelle le généraliste qui répond et confirme. Il a bien vu la veille un ermite bien malade répondant au nom de Jean Dujardin n’ayant pas voulu se faire hospitaliser car truc urgent à régler. Z’avaient convenu de voir un cardiologue demain. J’annule le rendez-vous prévu et lui demande s’il n’a pas, à tout hasard, une date et un lieu de naissance à défaut de papiers d’identité... 

    Non, bien sûr. Jean Dujardin est un ermite jusqu’au bout des ongles sales. Mais j’ai déjà une vraie cause, et c’est toujours ça. 

     

    Reste à trouver un vrai nom.

    Pas gagné, d’autant que l’électricité est coupée et que la porte est grande ouverte. On va installer Jean présumé dans son lit, on cherchera moins au froid. C’est dans la chambre que les flics nous trouvent. Le petit chef des casse-bonbons me fout les siens sous le nez de but en blanc:



    - Quoi? Vous déplacez le corps?

     - Euh... Ouais. C’est qu’y caille sec dehors. Mais pas de panique, j’ai une belle mort.

     - Mmm... OK. Mais toujours pas de papiers, c’est ça? Z’avez cherché partout?

     - Vi et Vi. Dans la bagnole, dans la maison, partout. Mais enfin pour tout dire en ce moment on cherche plutôt l’électricité, voyez.

    - Tsst... Ok, on prend le relais.

     

     

    Après la fouille policière ayant permis la seule découverte du compteur électrique, débriefing rapide autour du lit du mort bien mort. Point d’identité. C’est à ce moment précis que le téléphone sonne. Téléphone de qui? Mais du mort, bien sûr. Que personne n’avait songé à fouiller. C’est bien ballot, les papiers sont également dans sa poche. Et le téléphone maintenant sur messagerie.

     

    On pourrait en rester là, ce serait l’histoire du gamin qui devait finir le Carambar tout mâchouillé du garnement d’en face parce que gâcher du Carambar, franchement c’est pas bien. 

     

    On pourrait. 

     

    Mais, on l’a dit et redit, la vie c’est comme une putain de boite de chocolats belges, et même si c’est écoeurant on se DOIT de bouffer le dernier. Et la vie continue, non? 

    Alors on continue...

     

    Sur la carte en papier, c’est bien écrit Jean Dujardin. Sur la photo de dix-ans-de-moins en revanche, on dirait Jean Dujardin. Enfin j’veux dire le vrai, quoi. Comme Juste Leblanc. Et même de près avec dix ans et une barbe en plus, l’officier reste sceptique.

     

    Un petit arrière-goût de bonbon-piment, maintenant. Je commence à m'agacer. J’empoigne le téléphone, ça suffit les conneries. Sous le regard désapprobateur du policier, rien à foutre.

     

    Trois appels anonymes en absence.

     

    Le premier, une heure avant le début de l’intervention, pas décroché. Déjà foutu, probablement. Aux manettes, Une voix de bon bûcheron bien calleux qui minauderait à l'extrême:



    - Allô, «sucre d’orge»? 

     

    Ben tiens, manquait plus que ça. Du sucre d’orge.


     - ... Tu ne réponds pas, tu devrais être rentré depuis dix minutes, j’ai calculé... Tes douleurs, ça va pouvoir attendre, tu crois? Désolé pour tout à l’heure... Rappelle-moi, s’il te plait!

     

     

    Je reste comme coi, presque litchi. Je sens que je n’aurais pas dû. Je me rends compte que je suis en train d’ouvrir la boîte d’Anis de Flavigny que mamie cache bien au fond de la commode de l’entrée. Mais, va savoir pourquoi, je continue à écouter. Sans doute parce que c’est meilleur quand c’est interdit, ou bien peut-être parce que la messagerie est lancée qui sait...

     

    Deuxième appel, heure de découverte du corps par les passants qui passaient. Le même bûcheron, version folle courroucée:



    - Ah, mais ne me fais pas la tronche, s’il te plait... Ne me refais pas la scène d’hier... Faut que tu prennes bien soin de toi, mon petit sucre d’orge... N’oublie pas le rendez-vous, surtout... Et rappelle-moi, que je sache si tu es bien rentré!

     

     

    Je suis pétrifié, Le flic est venu coller son oreille au combiné. On se regarde comme deux glands, je crois qu’il a bien saisi l’étendue du problème.


    Troisième et dernier appel en absence, au moment du cirque de la fouille du corps. Au point où nous en sommes... Cette fois l’ogre-chaperon rouge a laissé tomber la jupe et s’énerve:



    - Je te préviens, si tu ne rappelle pas, c’en est fini de nous. Y’aura pas de troisième fois.

     

     

    Silence.

    Personne n’ose bouger moustache. Mais moi qui n’en porte pas, je tente:



    - Euh... Qu’est-ce qu’on fait? On dirait que c’est Jean Dujardin, oui ou bien?


     - Euh, ben... L’a jamais vraiment dit ce nom là, l’autre... N’a jamais parlé que d’une ... Friandise, non?


     - Arf, Je sais pu bien... On... On réécoute?


     - Non non... Ca va aller. On va se débrouiller autrement.

     

     

    A cet instant précis, le téléphone se met de nouveau à vibrer dans ma main. Même correspondant. Panique à bord.



    - HAN! Je fais quoi, moi?


     - Euh, Euh....

     

     

    Et je décroche. Pourquoi? Sais pas. Sans doute parce qu’en tu as une Coucougnette en bouche, tu DOIS croquer la petite amande minable de la fin. C’est comme ça. Et le poulet d’enchaîner à voie basse:



    - Faites-lui dire «Jean Dujardin», ce sera Ok, OK?

     

    Fastoche. 

     

    - Allô? «Sucre d’orge?»


     - Euh ... Non.


     - ... Ah, bon? Mais... Qui est à l’appareil, je vous prie?

     

     - Euh... Vous d’abord.


     - Quoi?! Non, mais c’est quoi ce bordel? Z’êtes qui? Michel, c’est toi? Je te préviens, si c’est bien toi, je vais venir te causer, moi-même! On est des adultes, tu sais!

     

    Grimace de l’officier qui articule à voie basse:  «JEAN DUJARDIN», POINT.

    - Euh, ben... Non, c’est pas Michel... Mais là, vous, vous voulez parler à qui?

     - NON-MAIS-QUI-ÊTES-VOUS?

     

    J’en peux plus, je craque, j’avoue tout.


    John Snow, médecin du SAMU. Je viens de trouver un monsieur tout barbu comme vous décédé devant sa porte. Il doit s’agir d’un dénommé Jean Dujardin, mais je n’en ai aucune certitude. Désolé, mais je voudrais connaitre votre nom, et aussi savoir s’il s’agit bien de cette personne que vous cherchez à joindre. Pouvez-vous m’aider?

     

    - ... OH, MON DIEU! 

     

     

    Et clic, raccroche.

    Le condé est vert comme une boule de gomme et s’empare du combiné. Le gourmand ne répondra plus.

     

    On pourrait en rester là, ce serait l’histoire d’un con plus con que le pion qui viendrait de se faire gauler à coller un bout de chewing-gum insipide sous le pupitre du prof. 

     

    On pourrait. Mais bon quoi, vous savez.

     

    On discute quand même, histoire de faire un rapport salé pas trop sucré pour boucler l’affaire proprement mais sans panache.

     

    Je rédigeais le certificat officiel quand l’officier me tendit le téléphone: Le bûcheron avait rappelé et souhaitais me parler une dernière fois. A moi, et personne d’autre. Il est en pleurs.

     

    - Désolé pour tout à l’heure. J’ai réagi bêtement. Je ne vous ai pas dit merci.

    - De quoi? Je n’aime pas annoncer un décès de cette façon. Et puis j’ai été nul.

    - Non non, ça va, ce n’est pas ça... Merci de me l’avoir dit, c’est tout. Sinon, je l’aurais jamais su. Je serais passé demain ou plus tard, j’aurais vu porte close ou vendu, je sais pas... J’me serais dit... Je sais pas. C’est dur, vous savez. Alors merci, c’est tout.

     

    Puis en deux phrases sanglotées il me dit les histoires compliquées, le neveu Michel pas d’accord aussi, les envies de départ et de rester de Jean... Et qu’à son âge, on ne se pose pas les mêmes questions qu’au mien. Qu’après, pour lui et pour eux des fois, c’est plus rude que maintenant. Alors merci encore et au revoir.

     

    Et Néric, le lendemain un tantinet moqueur:



    - Bon, t’as sauvé des vies hier?


    Yep. Une et demie. Un Bûcheron et un demi Michel. Tu peux pas comprendre.

     

     

    Parce que contrairement à lui, je sais maintenant les bonbons qui valent dix chocolats.


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  •  

    Lettre à EloïseCela fait quelques mois déjà que tu ne donnes plus de nouvelles. Que deviens-tu?

    Toi qui t'étais certainement prise à y croire, durant toutes ces années, tu as jeté l'éponge, c'est ça? Nous avions pourtant tant besoin de toi. C'est triste.

    Non, on ne se connait pas.

    Je n'avais même jamais entendu parler de toi, avant. Mais quand j'ai vu les résultats publiés cette année, j'ai tout de suite pensé à toi. Avant même Noémie, c'est dire. Pourtant tout le monde n'avait d'yeux que pour elle à cette époque. C'était toi que je cherchais, je t'ai trouvée. Seule, tout en bas. Je me suis dit qu'on te faisait beaucoup de mal, que tu ne le méritais certainement pas. J'ai essayé de savoir ce que tu devenais ensuite, mais tu n'a pas répondu à l'appel.

    Disparue des écrans radar.

    J'espère seulement que tu n'as pas abandonné tes espoirs initiaux pour de la poterie ou du macramé. Ce serait du gâchis. Du temps perdu pour toi et de l'argent pour nous, aussi.

    Faut dire que c'est un coup sacrément rude, de finir dernière à l'ECN de médecine.

    Tu as dû te sentir blessée. Et tes oreilles ont dû siffler pendant quelques jours. Bien plus que celles de Willy ou Sofian, c'est certain. Même si aux yeux de ceux qui vous jugent vous vous valez bien, tous les trois. Toi, tu fermais la marche. Un drôle de symbole. Moi je sais bien que tu vaux plus que ça.

    Tu n'y était pas, c'est tout. tu avait tes problèmes, ça ne me regarde pas.

    C'est une évidence. Je le sais parce que merde, quand on arrive à six ans d'études à ce niveau, en ayant validé tous les savants modules enseignés par autant de brillants pédagogues, on SAIT le minimum vital. Et juger de ta valeur sur ce foutu classement à cette épreuve quand ta faculté t'a jugée apte à la passer, ce serait chier dans les bottes de tes maîtres.

    Et ils ne feraient pas ça, ces juges. Ce ne sont pas les mêmes. Ceux qui te disent "oui, tu peux passer l'épreuve", mais en te voyant échouer ajoutent "tu n'as vraiment pas le niveau".

    Si? Ce sont les mêmes? Ah, bon. Comprends pas alors. Y'a sûrement une subtilité qui m'échappe. 

    Sache quand même que tout n'a pas toujours été comme ça. Quand j'étais à ta place, il n'y a pas dix ans, nous avions le droit à l'oubli. Le bénéfice du doute. La possibilité de ne pas jouer à un jeu qu'on pouvait croire de dupes. Cela s'appelait un concours, c'est maintenant une épreuve. Je pense que tu saisis bien la différence, n'est-ce pas? Noémie, elle, j'en suis moins sûr.

    Ils ont voulu faire mieux. Pensé à l'excellence. Ils ont dû se dire que parmi les douteux oubliés se cachait peut-être une perle. Quelqu'un qui ferait faire un grand bond pour l'homme. Ils se sont peut-être dit d'autres choses, parfaitement louables. Ils ont juste oublié de penser à toi au passage. 

    Oublié qu'ils te créaient toi.

    La dernière.

    Celle qui ne fait que des petits pas pour l'humanité.

    Tu aurais pu rester. Affronter les quolibets, ça n'aurait duré qu'un temps. On aurait fini par t'oublier, contrairement à Noémie. Elle, elle aura toujours droit aux feux de la rampe. Elle est sur la bonne route, et elle est devant. Tout ne sera pas rose pour elle non plus, certes. Mais ses difficultés ne seront jamais les tiennes. Elle vivra par exemple des coup de pouce que tu aurais pu attendre longtemps.

    Non, toi tu aurais toujours pu conserver cette plaie profonde sous la cicatrice du temps. Profiter de ta mise à l'écart du chemin au départ pour trouver ton propre sentier. Et poser ton sac sur la colline, loin des turpitudes des arpenteurs de route.Tu aurais manqué de lumière, j'en conviens. Mais tu aurais investi en toute quétude des champs entiers de la médecine laissés à l'abandon.

    Car en voulant toujours aller plus haut, plus fort, plus vite cette médecine moderne, elle laisse de grands vides. Quand la PMA attire, l'IVG rebute. Quand la chirurgie réglée séduit, la traumatologie dégoûte. La proctologie fait peu d'émules quand la cardiologie interventionnelle fait vitrine. Et j'en passe.

    On n'a sûrement pas besoin de soigner les trous du cul en France. Ils se portent à merveille.

    Tu as préféré t'en aller. Comme Willy ou Sofian. 

    C'est dommage.

    On aurait pu faire sans ces fameux trous du cul, vous et moi.


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  • Je n'aime pas les préambules aux histoires, mais là je n'ai pas le choix.

    J'ai peu partagé avec mes proches celles de l'aventure qui va suivre. Mais je débute mon blog et je ne peux décemment pas faire l'impasse sur cet épisode de ma vie.

    A la relecture, je m'aperçois que j'ai bien du mal à retranscrire fidèlement les formidables émotions ressenties là-bas. Je vous livre ce soir un premier opus et, bien qu'imparfait, je sais que je ne pourrais guère en tirer mieux. Néanmoins, j'espère que cela vous plaira.

    Si tel est le cas, sachez que j'en ai d'autres dans ma besace. Mais comme ces histoires sont vraiment dures à accoucher, sachez qu'il vous faudra patiemment attendre qu'elles sortent d'elle-mêmes.

    Bonne lecture.

     


    Le cas SylvineUne femme, deux enfants.

    Trente-cinq degrés.

    Six mille kilomètres.

    Cent-cinquante ans.

    Voilà la mesure de ce qui me sépare de mon monde résumé en quatre lignes. 

     

     

    Avant, j'appellais ça l'Afrique. Mais ça, c'était avant.

    Avant, c'était il y a trois jours. Maintenant je ne sais plus quoi en dire.

    Debout près de la persienne, je contemple l'unité de soins intensifs dont j'ai pris la charge. "Kasaro", comme on dit ici -littéralement, "qui serre le coeur". Onze lits équipés d'un matériel rudimentaire. Sans électricité ni eau courante, cela va sans dire. Et je suis chargé, moi, petit Sisyphe fraîchement diplômé, d'enchaîner le Thanatos local qui se révèle être d'une efficacité redoutable.

    C'est qu'il y a du boulot.

    Depuis trois jours, je ne compte plus les cas de paludisme grave, méningites en coma, enfants dénutris ou de plaies par arme à feu. D'ailleurs c'est bien simple, je ne compte même plus les morts. Mon oeil de réanimateur, pourtant habitué à pas mal de choses, a dû apprendre en urgence à reconnaître le marasme et le Kwashiorkor

    J'allais attaquer ma petite colline par la face nord, avec mon rocher sous le bras, quand une ombre apparut au seuil de la porte:

    - Docteur, nous avons un problème avec l'enfant Sylvine. Elle ne va pas bien. Nous aurions besoin de votre avis. Voudriez-vous bien venir voir, s'il vous plaît?

    Je prends le temps de la réflexion, mais au fond de moi j'ai déjà la réponse.

    - Pas la peine. Amenez-là ici.

    - ... En êtes-vous sûr? C'est qu'elle ne va pas bien....

    Il est surpris.

    Faut dire qu'il y a de quoi. Mais Sylvine me hante depuis trois jours. Et depuis j'ai saisi quelques rudiments de Swahili. Quand on dit "muzuri", c'est que ça va. Le "ça ne va pas bien" n'a pas de traduction. Quand ça ne va pas bien, on ne parle plus, on meurt. Ici, on ne se perd pas en fioritures.

     - Certain.

    Sylvine je l'ai croisée à mon arrivée trois jours plus tôt.

    Une de mes toutes premières missions dans cet enfer. L'universelle de l'anesthésiste, celle de piquer l'impiquable. Une rencontre d'une violence inouïe. Dix minutes qui resteront gravées dans ma mémoire à tout jamais. Parce qu'il faut vous dire que Sylvine, c'est pas n'importe qui. Même là-bas.

    Sylvine a trois ans. Elle est infirme motrice et cérébrale depuis sa naissance. Le regard qui ne suit pas. Son visage est animé de convulsions. Comme un rictus sardonique, si j'avais une foutue idée de ce que c'est. Elle est hospitalisée depuis plusieurs mois pour une plaie revêche du cuir chevelu aux contours atones et de la taille d'une paume adulte. Du muguet comme en plein mois de mai. Et parachevons cette description obscène: elle pèse cinq kilos. A trois ans.

    Pendant que je m'installe sans bruit, à côté de sa mère qui la cajole, une question me tourmente. Comment diable une enfant aussi gravement handicapée peut-elle survivre TROIS ANS dans une telle jungle?

    Je suis sidéré.

    Il faut dire qu' elle n'est pas sale. Comparée aux autres enfants virevoltants alentours, elle est même sacrément propre. Son lange n'est pas souillé. Pas même une escarre. Sa peau est fine, certes. Mais douce. Huilée. En nouant mon ruban de latex autour de ce petit gressin qui lui sert de bras, je retrousse la manche d'une robe de princesse que ma fille aurait jalousée. Toute rose et blanche à volants, froufrous et dentelles diaphanes.

    Bien sûr, le petit vermicelle bleu qui lui tient lieu de veine basilique n'a pas tenu ses promesses. Mais en voyant cette mère consoler cette petite chose après mon passage, j'avais la réponse à ma question. Malgré l'exode, les camps et le handicap, cette mère la porte à bout de bras depuis trois longues années.

    Sans se plaindre. Jamais.

    Avant de m'en retourner vaincu, je n'ai rien trouvé de plus con à lui dire, à cette mère du bout du monde:

    - Elle a une très jolie robe. Vraiment.

    Elle m'a regardé en secouant la tête, interloquée. Consternée. Et je suis parti tout penaud. 

    Alors trois jours plus tard, je me suis dit que je ne pouvais pas ne rien faire. Je n'aurais pas supporté de n'avoir rien tenté. Mais en voyant arriver cette petite ombre inerte, je me suis dit que c'était peine perdue.

    Plus de pouls, l'oeil clos, de rares mouvements respiratoires. Quarante de fièvre. Une montagne à elle toute seule à gravir en quelques minutes. Avec une salle pleine de moribonds en bien meilleure santé. J'ai aussi bien vu que l'équipe ne trouvait pas ça raisonnable. De mobiliser de précieuses ressources pour un résultat couru d'avance.

    - Bon, OK. On ne va pas vider la mer à la petite cuillère. Mais on va tenter le coup.

    Remplissage, antibiotiques. Antifongiques. Cathéters et sondes diverses. Tout le monde a suivi sans y croire. J'ai vu pleurer sa mère. On ne pleure pas en public, là-bas.

    On ne m'a pas annoncé son décès dans la nuit. Et pour cause. Le lendemain, on pouvait voir un léger mieux. Une respiration normale.

    Et tranquillement, jour après jour, elle a gravi sa pente. en déposant chaque soir son gravillon en haut de la colline. 

    C'est alors qu'on a commencé a y croire. J'ai vu petit à petit le visage de sa mère se décrisper. En quinze jours, l'enfant avait repris la moitié de son poids. Plus de fièvre. La plaie qui cicatrise. 

    Restaient les convulsions. L'impossibilité de s'alimenter seule. 

    Et un jour on a pris le temps de causer, sa mère et moi.

    Elle m'a raconté la naissance de Sylvine, dans un camp de réfugiés. Une enfant normale. Sa fille unique. Et une semaine après, la forte fièvre. Et l'opistothonos qui en a découlé. Méningite, que je me suis dit. Elle m'a raconté ensuite les onguents, les décoctions. La fuite. La guerre. La famille éparpillée. Les convulsions, quasi constantes. L'errance, de centres de santé en dispensaires. Depuis trois ans. Seule avec sa fille. Et sa robe de princesse. Je lui ai demandé si elle avait un contact avec son enfant. Enfin, quelque chose qui puisse me faire penser que la petite possède un semblant d'esprit. Difficile, quand on ne parle pas la langue. Elle m'a dit qu'elles jouaient toutes les deux. qu'elles riaient souvent. Alors j'ai souri.

    J'ai pas cru.

    Et je me suis dit que cette mère voudrait tant y croire.

    Et j'ai débuté un traitement anticomitial comme ça, sans rien. juste pour voir si ça marcherait pas un peu.

    Et ça a marché.

    En deux jours, les saccades ont disparu. Elle prenait la cuillère toute seule. Elle suivait du regard. Elle se tenait assise sans aide. Elle s'est mise à jouer avec sa mère. Et je les ai enfin vues toutes deux rire aux éclats.

    Sylvine, c'était juste une épileptique non diagnostiquée.

     Je me suis dit que des fois ça valait le coup d'y croire.

    Alors avant de repartir chez moi, je me suis assuré que la gamine pourrait avoir accès à un traitement régulier. Difficile, ce genre de promesses là-bas.

    Et j'ai dit à sa mère qu'elle avait une belle robe. Alors elle m'a serré dans ses bras et j'ai pleuré.

    On aurait pu en rester là. 

    Mais deux semaines après mon départ, les échauffourées ont repris de plus belle. L'hôpital a été évacué. Tout le monde s'est envolé. J'ai tenté de reprendre des nouvelles de Sylvine et de sa mère. Personne ne sait où elles sont.

    Une chose est sûre: elle n'a pas pu avoir accès à son traitement de fond. 

    On ne vide pas la mer avec une petite cuillère.

     

     


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  • ChaosParfois le matin je sens dès le premier battement de cils ce petit frémissement. Cette imperceptible secousse annonciatrice des pires tourments à venir. Ce minuscule engrenage qui s'enclenche.

    Cette fois-ci c'était en plus un jour de deuxième tranche, comme dirait Vargas.

    Elle, c'était sa dernière. Moi, c'était ma première.

    Elle, FIV. Fécondation In Vitro. Moi, patiente au bloc ce jour là.

    Elle, elle avait les nerfs à vif. Après des années de tentatives infructueuses, elle devait finalement sauter dans le vide. Seulement cette fois, c'était sans filet. Et elle attendait qu'on la pousse. Alors elle pleurait. Moi j'avais les nerfs en pelote mais pour d'autres raisons.  

    J'étais en retard.

    Oh, pas que c'était inhabituel, non. Je suis toujours en retard. Je me dis que je connais la valeur d'une minute, donc je ne me presse jamais.

    Oui mais là, j'étais VRAIMENT en retard.

    Le même retard que d'habitude, mais cette fois-ci tout le monde avait été prévenu avant que je décale. Parce que j'avais vu greloter la chrysalide de soie maléfique dès mon réveil. Il n'avait pas sonné. Et guetté la sortie de l'imago infernal de cette journée de merde.

    C'est sur le quai de la gare qu'il est sorti. Dix minutes d'une naissance au forceps après un bref -mais intense!- échange verbal avec le chef au képi mauve:

    - Euh! Il est où, le train?

    - Bin, y'en a pas.

    - En retard de combien?

    - Pas en retard. Y'en a pas, j'ai dit. L'est annulé. Le conducteur est grippé. Faudra prendre le suivant.

    - ... ?! Quoi? Et nous, alors? On fait comment?

    - Oh, z'auriez été plein, y'aurait eu un car. Mais vu que z'êtes qu' un, faudra prendre le suivant.

    - ... Et prévenir, non? C'est qu'y caille, dehors!

    - Ben justement, J'attendais ici de vous parler, au chaud. 

     Scrmflmfleuh. Bien relou.

    Me v'la obligé d'enfourcher mon cheval-vapeur pour cent-cinquante kilomètres de chevauchée fantastique à me demander comment on le prendrait, là-bas au bout du chemin, si je disais:

    - Ch'ui pô venu. Mon nez, y' coule trop.

    La bonne blague. 

     Alors à l'arrivée, devant elle qui pleurait, c'est sorti.

    - Z'êtes à jeûn?

    - Mvoui. On m'a demandé, alors j'y suis.

     - Bin moi aussi, j'ai rien mangé. Et moi, on m'avait pas demandé.

     Et j'y raconte l'histoire du pervers à l'hygiaphone.

    Et j'y dit aussi que du coup, j'ai pas eu droit à mon petit croissant du matin. Tout chaud, moelleux et qui sent bon, que j'attrape en sortant à la petite boulangerie du quai des brumes. Que c'est ce qui m'emmerde le plus dans cette histoire, la boulangerie du quai des brumes. J'ai pas pu passer par le quai des brumes. Avec mon croissant en main, j'aurais pu le voir voler en toute sérénité ce putain de lépidoptère. 

    Mais bon là, c'est foutu. Je suis en rogne. Va falloir qu'elle se rende bien compte que dans la vie, faudrait plutôt chialer pour ce genre de trucs. Ou rester couchés, parce qu'elle a bien raison de chialer, que quand ça part comme ça, on ne sait jamais comment ça se termine.

    Je crois qu'à cet instant tout le monde a vu voler la bestiole. Même que peut-être la brise s'est levée.

    Mais tout en séchant ses larmes et bien qu'elle ne l'était pas encore, elle a pris cet air sévère qu'ont toutes les mères du monde:

    - Quoi? Vous allez au travail sans prendre de petit déjeuner?

    - Oui.

    - Et ici, personne n'apporte des viennoiseries?

    - Ca dépend. Des fois oui, des fois non. Aujourd'hui, c'est non. Mais ça ne m'étonne pas, c'est encore un coup du papillon qui est né ce matin... Non mais vous suivez, ou bien?

    - Bien sûr que j'ai tout suivi. C'est n'importe quoi votre histoire de papillon.

    - Ca, c'est vous qui le dites. Et puis d'abord, qu'est-ce que vous y connaissez, vous en papillons?

    - Moi, rien. Mais en croissants, un peu. Et votre histoire de "croissant du quai des brumes", c'était grillé depuis hier soir dix-huit heures. 

    Je réfléchis deux secondes.

    - Pas possible. Hier à dix huit heures, mon papillon, il n'était pas né. mon réveil je ne le règle jamais avant vingt-deux heures. Vous voyez, vous n'y connaissez rien en croissants non plus.

    Et puis, très calme, elle a rajouté:

    - Non non, vous n'y êtes pas. Hier à dix-huit heures, j'ai reçu le coup de fil qui me disait de venir ici ce matin. Et comme il faut venir tôt le matin chez vous, avec mon mari on ne travaille pas aujourd'hui. Voilà.

    - Je vois toujours pas le rapport.

    - JE suis la boulangère du quai des brumes. Il peut pas y avoir de croissants ce matin, puisqu'on est à l'hôpital tous les deux, mon mari et moi.

    - NON!

    -SI.

     Je l'ai endormie, tout s'est bien passé. En remontant, une demi-heure plus tard, elle m'a demandé si j'avais déjeuné. Toujours pas.

    - C'est nul, qu'elle a dit en remontant.

    Une heure plus tard, au bloc, un inconnu débarquait haletant, avec des sacs entiers de viennoiseries invendues de la veille.

    Croyez-le ou non, cette journée a été pour moi magnifique.

    Croyez-le ou non, pour elle, cette dernière, ça a été le début de son premier.

    Et pan dans la gueule du papillon.

     

    (Je jure que cette histoire est vraie).

     


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  • Je dors.


    Je dors et je suis bien. 


    Pelotonné sous ma couverture, seule ma tête dépasse de l’édredon. Dehors, j’ entends trisser les hirondelles qui s’engouffrent dans la cour en vagues successives. Le soleil béarnais pénètre dans la pièce par un rai de lumière qui frappe mon visage. Sa douce chaleur m’enveloppe sans m’étouffer. Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien. En toute quiétude.


    J’ai quinze ans, c’est l’été en montagne et je suis à la ferme, chez ma grand-mère.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est le pas discret de ma mère dans l’escalier qui fait chanter ces vieilles marches. Elle vient me chercher. Bientôt, elle sera sur le palier. Elle tournera le dos à la soulane et viendra se poster devant la porte de ma chambre. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

    Sa main vient de se poser sur la poignée de la porte et dans une seconde ce sera fini de cet instant délicieux.

     

    Distorsion du temps, de l’espace. Impression fugace de saut dans le vide. Tout bascule.

     

    Je dors.


    Je dors et je suis bien.


    Recroquevillé dans ma couette, j’ai le nez dans l’oreiller. Dehors, j’entends le vent s’engouffrer sous le porche et claquer la porte du jardin à intervalles réguliers. La rue est calme, comme à son habitude. Un courant d’air frais parcourt ma nuque, la fenêtre est ouverte. Il fait bon. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien. En toute quiétude.


    J’ai trente ans, c’est le printemps dans ma maison chérie et je suis de repos de garde.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est le pas discret de ma fille dans l’escalier qui fait chanter ces vielles marches. Elle vient me secouer, j’ai suffisamment dormi à son goût. Bientôt, elle sera sur le palier. Elle se faufilera dans le couloir jusqu’à la porte de ma chambre. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

    Sa petite main vient de se poser sur la poignée de la porte et dans un instant ce sera fini de ce moment délicieux.

     

    Distorsion du temps, de l’espace. Impression fugace de saut dans le vide. Tout bascule.

     

    Je dors.


    Je dors et je suis bien.

     

    Allongé sur un lit, je suis agrippé à une couverture. Le pyjama de bloc que je semble porter ne me gène pas, c’est curieux. Dehors, j’entends un chuintement entrecoupé de bruits sourds d’un objet venant heurter la porte. La cireuse. Des grillons grésillent dans ma main. Il fait bon. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien, en toute quiétude.


    J’ai trente-cinq ans, c’est le printemps et je ne sais pas où je suis, mais je sais que je suis bien.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est la sonnerie discrète de mon téléphone de garde que je tiens dans la main. Les grillons. A l’hôpital. Je suis au boulot. Les grillons cessent de chanter. Tout est calme. Bientôt une main viendra frapper à la porte et ce sera fini de cet instant délicieux. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

     

    Attendre.

     

    Attendre la distorsion du temps, de l’espace. L’impression fugace de saut dans le vide. Tout va basculer.

     

    Les grillons, à nouveau. Et le tapotement délicat de l’infirmière à la porte de ma chambre.

     

    «- J’ai fait couler le café, Allez... Y’a trois péris, plus qu’une heure et c’est fini. Viens.»

     

    Et merde.

     

    Debout. De toute façon, je ne dors plus. Cette demi-heure de sommeil depuis vingt-cinq heures m’a fait du bien.


    Je suis bien.


    Je suis bien parce que dans une heure, j’ai une semaine de sommeil devant moi.

    On pourrait descendre chez ma mère, avec les petites.

    Elles adorent les hirondelles.


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  • Sans connerie.


    J'étais de garde cette nuit.

    Rien. Calme. Deux ou trois bricoles, pas de quoi fouetter un chat.

    Sauf que.

    Le destin a voulu que je croise la route de monsieur Vessie hospitalisé en gériatrie. La gériatrie, pour moi qui suis habitué à l'ambiance pastel et aux lumières crues des décors opératoires, c'est un petit bout d'aventure au pays de l'eau de Cologne. j'y vais toujours dans l'esprit d'un garnement qui ferait l'école buissonière pour raconter aux copains comment c'est dehors.

    Ma mission, pour ceux qui ne s'en doutent pas, c'est la mission universelle du gazier qu'on extrait de son bloc comme un escargot de sa coquille: perfuser LE patient. Celui-là même qui a servi de proie à une légion d'infirmières-picadors durant des heures et qui, de guerre lasse, doit se résoudre à subir l'estocade du toréador des champs stériles. Vous reconnaîtrez facilement monsieur Vessie si vous le croisez: son corps est moucheté de petites compresses-papillons blancs sur fond bleu, jaune ou rouge. C'est selon la durée et l'intensité du combat. L'anesthésiste, lui, est le type qui VA y arriver. Pas parce qu'il est fait d'une matière spéciale dont sont faits les super-héros. Non. Juste parce qu'il sait qu'après lui, plus personne. C'est tout.

    Mais là n'est pas le sujet.

    Les services de médecine c'est aussi pour moi l'occasion rare de changer de cuisine et de me frotter aux médecins, aux vrais. Ceux qui ont des lunettes sur le nez, le stétho dans la poche et le front soucieux. Ceux qui prennent en charge le malade pendant ddddddeeeeeeessss jours, seuls au monde. Qui font leur sauce. Moi, j'arrive souvent quand la table est mise. Je ne débarrasse pas toujours. Mes prescriptions sont autant de bouteilles à la mer que je piste à chaque check-point (répétez 3 fois très vite). Comme je ne compose ni le menu ni le plan de table, je dois trouver un coin pour manger ce que me présente le cuistot.

    Nous n'avons pas les même neurones.

    Hier, le problème, c'était que finalement monsieur Vessie il avait VRAIMENT besoin d'un cathéter central. A 20 heures. Après discussion entre gens bien, nous avons convenu de le poser sans délai. Et je suis ouvert la nuit, ça ne me dérange vraiment pas. Une prise en charge idéale. 

    Sauf que. 

    A vingt-et-une heures, après avoir tranquillement visionné la radio de contrôle et fait passer les antibiotiques salvateurs, j'appelle les infirmières du service pour donner les consignes prévues. Et je tombe sur la gériatre, toujours présente malgré l'heure indue. Ni de garde, ni d'astreinte. Non, juste là pour prescrire les antibiotiques et la radio pulmonaire de monsieur Vessie. Au cas où je ne les aurais pas faits, même si nous étions d'accord une heure auparavant. Je m'en étonne gentiment et lui demande si elle a une vie de famille. Si, bien sûr. Mais là c'est son patient, elle est inquiète. Contacter l'équipe de garde, pourquoi faire? C'est pas si grave. Alors elle reste. Bon. 

    Vue d'une chapelle médicale où l'omnipotence est le modèle, cette fille a sûrement une place de choix. Vu de mon clocher pas si lointain, je me dis qu'elle gagnerait à faire plus me faire confiance plutôt qu'à me surveiller.

    L'autre jour, c'était au scanner. Autres temps, autre pièce, mais acteurs similaires. Besoin d'une anesthésie générale pour un patient de radiologie interventionnelle. Un truc savant qui consiste à griller des boules de foie à l'aide d'un parasol à mouches en regardant un écran. Pas franchement douloureux ni dangeureux, mais le patient ne doit pas bouger sinon la télé passe sur Canal Plus sans l'abonnement. Donc je suis là, aux premières loges. Et j'assiste. Durant des heures. Au début, ça m'amuse de voir des geeks à frange enfiler le costume de lumière chirugical. A la fin, moins.  J'ai perdu le compte des boules noires et des boules blanches. De l'autre côté de la vitre, ils me font signe. Apparemment, c'est fini. 

    - Déjà? J'ai pas vu griller la dernière.

    - Normal, on n' y arrive pas. Tant pis, ce sera la chimio.

    - Beuh! C'est quoi, le problème? Elle a l'air facile d'accès, pourtant! 

    - Au scan, oui. Mais le problème c'est le bord de la table. L'abord idéal est très postérieur et on ne peut pas, tu vois. Le patient est sur le dos, ça gène.

    - ... Misère. c'est  juste ça le problème? 

    - Oui.

    - Et vous ne vous êtes jamais demandé comment des patients pouvaient se retrouver avec des cicatrices dans le dos ou sur le côté?

    Visiblement non. Et pif, paf. Deux minutes après le patient est installé en décubitus latéral. Un première au scan paraît-il. Ils étaient ravis. On aurait dit deux singes dans 2001, Odyssée de l'espace. Règlé en dix minutes contre deux heures de tentatives décérébrées.

    Omnipotence, toujours. Et jamais de coup de fil à un ami.

     


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