• Le Père Noël est une ordure

    C'était chez moi, un soir de décembre, il y a quelques années. Le premier opus d'une longue série de décembres qui depuis n'en finissent pas de se suivre, encore et encore.

    Ce soir-là comme tant d'autres soirs à cette époque, le froid tombait comme une massue avec la nuit sombre de l'hiver approchant. Un épais brouillard s'accrochait aux branches des fruitiers du jardin. Le vent glacial du nord frappait les murs de pierre de la maison en violentes bourrasques. Aux carreaux de la cuisine venait mourir la vapeur chuintante et parfumée du pot-au-feu familial en cours de préparation. Le feu crépitait dans l'âtre du salon.

    On était bien, juste bien.

    Ce soir-là chez moi comme tant d'autres partout ailleurs, c'était la course au repas du soir.

    Ma femme terminait sa journée de travail en éventrant son énième potiron tandis que les filles chahutaient autour de la table en d'interminables poursuites glapissantes. Je rentrais souvent tard, en ce temps-là. À peine le temps de poser mon bagage. Pas le moment de souffler. Fallait prendre le train en marche, le train épuisant du quotidien.

    Nous allions passer à table, ce fameux soir, quand le téléphone se mit à sonner. Les gamines, joues rouges et gorges déployées, battaient de concert le rappel de la soupe imminente. Leur mère donnait l'estocade à la courge. Cet enculé de chat en profitait pour griffer la paille des chaises dans l'indifférence générale. Je décrochai sans ciller, tant cette ambiance nous était coutumière. Et m'éclipsai rapidement sans prêter plus attention aux enfants. 

    Merde je le savais, quoi.

    Les accidents domestiques, ça n'arrive pas qu'aux autres.

    Je ne sais même pas pourquoi je suis revenu quelques instants plus tard le combiné toujours vissé à l'oreille. Le brutal silence, fatalement inhabituel? Ai-je deviné les étranges soubresauts de la petite sous le regard héberlué de sa soeur? La chance, tout simplement? Et pourquoi n'ai-je pas daigné lâcher l'appareil en désobstruant sa gorge comme ça, machinalement, comme au bloc opératoire quand un truc, un machin quelconque vient couper ce foutu courant d'air vital? Mais mains n'ont même pas tremblé. Pourquoi? Comment est-ce possible?

    Ma tête n'a pas réalisé sur le coup en regardant bêtement ce bout de jambon à peine mâchouillé. Même pas aux cris de mon épouse se précipitant vers ce petit corps qui rosit alors en se mettant à pleurer.

    Non.

    C'est quand ma femme m'a collé sous le pif son cadeau, sa putain de cicatrice au poignet, que j'ai finalement percuté. Non mais quel con. Ma tête était vraiment ailleurs, ce soir-là. Elle a mis un sacré bout de temps pour accrocher les wagons. Heureusement que mes mains n'avaient pas quitté le boulot. J'en reviens toujours pas. Comment tout ça a bien pu m'arriver?

    À moi, moi qui était pourtant si vigilant?

    Un an plus tôt, presque jour pour jour.

    Une garde de SAMU, un soir au froid piquant tout pareil.

    Je m'étais arrangé pour que ma grande puisse enfin approcher l'hélico. C'était un peu comme son cadeau de Noël en avance, voyez. On n'a même pas eu le temps de se faire un bisou. À peine croisés sur la route, tout juste un appel de phares. Quel dommage.

    Le bleu des gyros zébrait l'or et l'argent des flocons électriques perchés à chaque carrefour. La bagnole filait à tombeau ouvert dans la nuit verglacée, j'avais peur. Peur du rodéo qu'on s'imposait. Peur de traîner trop sur la route, de perdre les précieuses premières minutes. Peur de ce que j'allais trouver au bout du chemin, c'était ma première.

    Une urgence comme jamais, un gamin qui avait avalé de traviole. Un gamin gros comme mon poussin à moi dont je venais d'apercevoir la trace de menotte sur le givre d'un carreau furtif.

    Ma tête n'a pas non plus compris grand-chose, cette fois-là. Dès le départ. Heureusement que mes mains étaient déjà bien là, elles. Ça s'est passé tellement vite...

    Je me souviens de l'arrêt cardiaque de deux minutes avant notre arrivée, enfin, selon les pompiers. Des nouilles fumantes sur la table basse du salon. Du Karaoké de Nagui en fond sonore. Des deux parents à qui j'ai même pas causé en arrivant, là-bas dans la cuisine, abasourdis. Du pougnac gluant, rond et lisse, délogé sans aucune peine à la Magill, tellement trop fastoche... Belle ironie du sort. De la voix nasillarde du défibrillateur qui n'en démordait pas de ne rien faire sur ce rythme désespérément plat. De l'hypotonie calme de cette poupée gris-bleu aux pupilles trop larges. De l'adré, et encore de l'adré, et comment c'est possible d'ailleurs, normalement y'a pas besoin, hein, d'adré pour faire repartir les petits cœurs d'enfants. Suffit de reventiler et pifpof, c'est tout guéri, les arrêts des petits cœurs d'enfants. Et toi tu vas repartir, hein, saloperie de petit cœur d'enfant? Hein? S'il te plaît... Allez, sois gentil...

    Pi c'était reparti, je saurais même pas trop dire comment, après une séquence obscure absolument pas inscrite dans les manuels.

     

    - Il... Il est mort?

    Qu'elle m'avait bredouillé , cette mère, effondrée dans les serviettes de bain.

    - Je sais pas mais le cœur bat, maintenant.

    Que j'ai dû bafouiller en guise de réponse triomphante, si j'en crois mes souvenirs confus. Fallait qu'on reparte à tombeau ouvert avec ce petit corps inerte.

    J'ai pas pris le temps de savoir s'ils réalisaient, ces parents. Vingt minutes auparavant, leur bout de chou beuglait et gesticulait comme à l'accoutumée. Vingt minutes plus tard, ploc. Un morceau de chiffon mou dans lequel je venais de planter un tuyau.

    Je me souviens avoir pleuré secrètement quand ma tête a tenté de se poser après coup, ce soir-là. Quand mes mains se sont mises à trembler finalement, en décrochant ce putain de téléphone. Et que c'était ma femme, à l'autre bout du fil. 

    Qui venait de se casser la gueule dans l'escalier avec ma fille, ma propre fille dans les bras.

    Y'a pas eu moyen de réaliser, à ce moment-là. Pas pris le temps de poser son bagage ou de souffler deux minutes. Fallait prendre le train quotidien du SMUR et filer droit à la maison. 

     Evidemment qu'il n'y avait rien de grave, au logis. Mon bébé dormait déjà toute rose dans son lit le temps qu'on déboule. Juste une belle estafilade qui reste  désormais indélébile sur le poignet de ma femme.

    Pour pas que ma tête oublie, à défaut de réaliser.

    Elle qui a mis tant de temps à comprendre, ce lendemain matin d'hiver, ce que signifiait ce bal d'hélicoptères qui emportaient, traîneaux modernes, des morceaux vivants de poussin crevé aux quatre coins du pays.

    Heureusement qu'il existe des parents dont la tête marche malgré la peine, dans ces cas-là. La mienne à leur place n'aurait probablement pas pensé à vouloir faire de si beaux cadeaux à des enfants trop sages.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    « CubeVénus beauté »

  • Commentaires

    1
    PMIssime
    Jeudi 20 Décembre 2012 à 12:57
    Il calme ton post là... Une putain de plume qui te dresse le poil et te fait couler le mascara ( je te remercie pas pour la tête de panda que tu viens de me coller!) . Je te soulagerai bien de quelques fantômes, mais je me fais déjà violence pour pas garder mes petites bien au chaud, coincées sous mon aile... Ce basculement , cette seconde de trop... Même si ça tord les boyaux, continue à nous faire partager...
    2
    John Snow Profil de John Snow
    Jeudi 20 Décembre 2012 à 13:07

    T'inquiète, j'en ai d'autres dans ma besace! ;-)

    3
    Jeudi 20 Décembre 2012 à 17:03

    Il y a des périodes dans le calendrier où nous rêvons tous que la vraie vie corresponde à l'esprit de la chose.

    Quand cela déraille, c'est particulièrement douloureux.

    4
    Jeudi 20 Décembre 2012 à 17:23
    nfkb

    à croire qu'on élève les bébé-anesthésistes avec les mêmes histoires qui font peur... j'ai le même style avec un elastique en sous glottique :(

    5
    LaBelette Profil de LaBelette
    Dimanche 23 Décembre 2012 à 21:05

    Dur. Froid dans le dos.

    Merci.

    6
    adramalech
    Jeudi 24 Janvier 2013 à 17:10

    quelle force dans l'écriture... On ne sort pas indemne de la lecture de ce blog. 

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