• Bag End


    Bag EndC'est un long couloir de trois fois cinquante mètres. Un bête tube souterrain clos d'une épaisse porte métallique et toute ronde, scellée de l'extérieur. Un simple boyau deux fois coudé à droite et borgne à son extrémité. Un interminable cylindre de béton armé contenant gaines et autres conduites, comme un écrin dérisoire. C'est vaste et clos tout à la fois. C'est calme et silencieux. C'est frais. C'est sombre. Seul crépite le néon primordial, m'invitant à poursuivre plus avant mon parcours. Le tube s'illuminera de proche en proche et le chemin parcouru retournera dans la pénombre, je le sais bien. Je le connais par cœur, ce tuyau. Il est sans surprise aucune. Je veux pas, mais je dois y aller. J'ai les mains moites et la poitrine serrée. Faut juste que je marque un temps d'arrêt d'abord.

    Faut juste aller tourner ce foutu rondier.

    Cette saloperie de boîte grise et moche, toute carrée, trônant fièrement au fond de cette antre de pacotille. Cette boite à clés absurde, n'ouvrant rien de plus que le droit de retourner sur mes pas. Ce putain de valideur de tournage en rond.

    Je dois le faire. C'est mon but. Je suis là pour ça.

    Pourquoi ai-je accepter ce boulot inepte, déjà? Peut-être parce que j'ai vingt ans, que c'est l'été et qu'à cet âge il faut bien gagner son beurre comme on peut. Peut-être aussi parce que veilleur de nuit, c'était grassement payé pour un job d'étudiant. Peut-être aussi parce que j'adore la nuit, tout simplement.

    On m'avait pourtant dit que c'était pas compliqué, y'avait qu'à mettre la clé dans toutes ces foutues serrures qui balisent la ronde, c'était tout. J'avais même reconnu plusieurs fois le dédale de couloirs, la forêt d'escaliers et la jungle des étages avant de me lancer seul à l'aventure dans ce bâtiment. J'y évoluais maintenant comme un poisson dans l'eau. J'y prenais même un certain goût, tiens. Un toit parisien immense, rien qu'à moi, pendant des heures à la fraîche, ça n'a pas de prix. Le bonheur de pouvoir contempler le ciel mordoré, la satisfaction de pouvoir profiter du scintillement magique de la tour Eiffel, si proche. De laisser filer les heures jusqu'au matin calme. J'avais même fini par moduler ma ronde perpétuelle au gré de mes humeurs et de la lourdeur de mes jambes. De la fraîcheur de l'air. De la touffeur des parkings.

    Et de cette satanée obligation d'aller déverrouiller ce maudit rondier, là, tapi dans ce tunnel infernal.

    J'ai foutrement pas envie. Jamais.

    Pourquoi devrais-je y aller, d'abord? Y'a rien à garder dans cet enfer à part ce cube en plastique qui ricane. Quelques vannes, deux siphons? Trois fois par nuit. Quel intérêt? Pourquoi tant d'absurdité? Merde! Quel sombre pervers a bien pu décider, un jour, de coller cette balise immonde dans ce trou à rats? Quel ouvrier, abruti mais artiste, a pu mettre en scène cette machine infernale, sublimée par tant de lumière dans sa niche? Pourquoi l'a-t-il branchée, pourquoi n'a-t-il pas eu un dernier sursaut d'humanité en laissant pendouiller le fil dans le vide, comme il l'a fait avec le rondier 24, celui du cinquième que personne ne va pour le coup jamais tourner? Pourquoi le sixième tronçon, toujours le même, ne s'allume-t-il jamais avant d'être parcouru à moitié? Pourquoi mon téléphone, en quête de bûchettes, crie toujours sa famine de réseau à chaque fois au même endroit? Pourquoi aussi, quelques fois, comme ça, sans prévenir, un tronçon s'illumine loin devant? Ou pire encore, loin derrière? Pourquoi les week-ends sont-ils si longs?

    Pourquoi, hein, pourquoi?

    J'irai la tourner souvent, ma clé unique dans cette serrure infâme. Dans celle-là comme dans les autres. Mais jamais aucune autre ne me collera autant la boule au ventre. Triomphal dans la victoire, en riant à gorge déployée dans le silence sépulcral vaincu par ce déclic. Terrorisé quand, hors d'haleine, je rebroussais chemin sans avoir atteint le but final. Et rongé de remords jusqu'à la prochaine tentative.

    Je suis docteur, maintenant. Les rondiers ont changé, mais le tunnel, lui, est toujours bien présent.

    Pourquoi?

     

     

    « VolontairePrésumé coupable »

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  • Commentaires

    1
    B.
    Jeudi 26 Juillet 2012 à 22:15

    Ce qu'il y a de terribles avec les culs de sac, c'est que l'on ne peut pas s'empêcher d'y fourrer le nez...

    Un très beau billet.

    2
    Mardi 31 Juillet 2012 à 18:15

    Bon, dans mon commentaire qui est disparu;) je disais que tu racontes bien ce mélange d'attirance-peur pour la nuit, et pourquoi c'est si compliqué. Il est chouette ton billet:) 

    Je sais pas si c'est la même chose qui nous fait prendre une grande respiration avant de franchir ces p*&%in de portes battantes avant la garde. Pour la réponse, je sais pas si c'est ça mais j'aime bien l'idée qu'on était il n'y a pas si longtemps des hommes préhistoriques. Et nuit=bêtes sauvages qui vont nous bouffer, donc peur, et notre cerveau n'a pas changé beaucoup, mais notre vie oui.

    Bref, merci pour ce billet, t'écris trop bien, et moi aussi j'attends la suite, HEIN ;-) (gniarkgniarkgniark)

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