• C'était un soir d'automne sur une petite route dans la campagne de France. Le ciel était clair, le vent chaud poussait en larges grappes les nuages d'altitude vers les rayons roses du soleil couchant. Un temps superbe pour une invitation au voyage. Une visibilité si parfaite qu'on aurait pu deviner la mer au bout du chemin.

    Incompréhensible.

    Le ruban d'asphalte filait droit vers un bosquet. L'éclat bleu métal des gyrophares agglutinés trahissait maintenant la présence des véhicules SMUR massés à la sortie du virage. Sans bruit. Pas de sirènes hurlantes. Nul besoin, d'ailleurs. Personne ne circule sur cette route isolée.

    Fin du rêve.

    Uniformes bleus, blancs et rouges en proportions égales. Plusieurs corps étendus dans un fossé, fauchés au cours d'une promenade par un véhicule inconnu. Découverts de façon fortuite par d'infortunés autochtones. Abandonnés à leur triste sort depuis un temps indéterminé par un fuyard anonyme. Plusieurs heures au moins, à attendre sagement dans leur lit vert et les pieds dans les glaïeuls.

    Perte de chance manifeste.

    Dans l'agitation ambiante, on eût pu ne point remarquer l'arrivée incongrue de cette fourgonnette cabossée à proximité immédiate des lieux du drame ou la présence muette de cet homme, prostré et hagard, seul contemplateur de ce si funeste spectacle.

    Il déclarera -on le saura plus tard- avoir cru percuter un animal dans un moment d'égarement. Ou roulé sur un nid de poule. A bien y réfléchir, peut-être un gros caillou. Mais une fois rendu à son domicile, le doute s'est imposé devant tant de tôle froissée. Un doute tenace, lancinant. Grandissant avec l'amnésie des faits qui semblait s'installer. Un doute si prégnant qu'il avait fallu dissiper en revenant, certes tardivement, sur les lieux du drame.

    Mensonges ou vérité? Petits arrangements de conscience, oubli imaginaire?

    Je me suis longtemps posé ces questions, comme pas mal de gens. Il y eut beaucoup de passions déchaînées autour de cette histoire. Beaucoup de jugements, aussi. Hâtifs ou argumentés. Je n'ai de mon côté jamais vraiment su quoi penser devant tant d'énormités jusqu'à ce fameux jour.

    Ma troisième garde de vingt-quatre heures en une semaine.

    Un faux rythme, pas de réelles urgences. Mais pas le temps de se poser non plus. La maternité dans son plus bel exercice, juste une myriade de petits feux à éteindre de-ci de-là. Depuis déjà quatre jours.

    Je suis fatigué. J'enchaîne les gestes techniques sans plus vraiment m'en rendre compte. Les naissances se succèdent à une cadence effrénée. Tout se fait de façon mécanique. J'ai pas mangé. La routine.

    Jusqu'au drame.

     

    - Le travail n'avance plus, le rythme du bébé ralentit par moments. Rien de grave pour l'instant, mais bon. Tu sais John, on a un antécédent de césarienne, là. Alors nous allons devoir y retourner bon gré mal gré. Tu penses que nous pouvons passer au bloc maintenant? C'est calme, donc probablement le meilleur moment...

    - Attends, Marie. J'ai entendu parler d'une entrée. Une fille, une histoire d'utérus multi-cicatriciel qui viendrait d'arriver aux urgences. Probablement en travail. Tu ne voudrais pas jeter un coup d'œil avant, juste au cas où? Il faudra peut-être la faire aussi, cette césarienne. Et ça me laisse le temps de mettre une péridurale à ta première dame. Une fois calmée, qui sait... Le travail aura peut-être progressé un peu? La péri de la dernière chance? Qu'en penses-tu?

    - ... Ça marche, on fait comme ça.

     

    Toujours rien de grave, d'inhabituel.

    Juste deux futures mères anonymes en zone grise, dans le maelstrom d'une maternité quelconque. J'ai faim. Deux femmes dont la situation doit être éclaircie rapidement. Le quotidien. Et mon cerveau qui tourne en circuit fermé, la fatigue aidant.

    J'explique comme je peux la situation à cette femme d'origine étrangère. Elle comprend mal, comme son époux. Et la douleur brouille les esprits. Malgré ses réticences initiales, elle abdique finalement. Poussée par le temps, le fait qu'ils voient tous deux clairement que les choses n'évoluent pas dans le bon sens, elle consent à me présenter son dos. J'entends dire aussi qu'il faut césariser la patiente des urgences sans délai. Bruits de couloir. Agitation feutrée. Et ma péridurale n'est toujours pas posée. Merde. J'ai perdu un temps précieux. 

     Le décor est planté.

    Je dois rattraper les longues minutes perdues en palabres. Mon geste est sûr, rapide. Mes sensations sont bonnes. Une péridurale sans histoires. À tel point que je laisse partir l'infirmière anesthésiste préparer la suite des réjouissances avant d'avoir terminé. À tel point que je hâte les fastidieux tests de sécurité indispensables. Je reste seul avec l'étudiante sage-femme à règler les derniers détails. Tout va bien, madame ne souffre même déjà plus.

    Problème règlé. En apparence, seulement. 

    La parturiente tarde maintenant à se rallonger. D'une oreille distraite, j'entends l'étudiante insister pour qu'elle s'exécute. La porte s'ouvre, l'obstétricienne apparaît.

     

    - Nous sommes prêts, c'est quand tu veux. 

    - ... Attends, deux secondes. 

     

    Tu parles, deux secondes.

    Agacé, je lâche ma seringue pour empoigner la fille et hâter son quart de tour. Mais en manipulant ces jambes étrangement flasques, un frisson me parcourt l'échine.

    Elle est paralysée.

    C'est beaucoup trop tôt. Trop fort. Pas à cette dose ridicule. Impossible... C'est une rachianesthésie, pas une péridurale...

    Vite, la seringue.

    Combien? Trop. Beaucoup trop pour une rachianesthésie classique. 

    Vite.

    Le scope? Jusqu'ici tout va bien. De combien de temps je dispose? J'en sais foutre rien, merde. C'est la première fois que ca m'arrive, une rachianesthésie totale. Jamais vu, jamais fait. Rarissime. Mais si tel est le cas, la paralysie va rapidement gagner du terrain. Sans douleur aucune, certes. Mais toujours consciente. L'horreur, quoi. Je ne dispose que de quelques minutes... Secondes? Avant que la dame ne cesse de respirer. Enfin si c'est bien ça. Comment en être certain avant l'asphyxie?

     Fait chier.

    Elle ne bouge déja plus les bras.

    Vite.

     

    - Bon alors? Tu viens? Faut plus traîner. Elle est à sept centimètres, et...

    - Changement de programme, Marie. On passe CETTE dame en césarienne, Avant la tienne. Maintenant. Tout de suite.

     

    En une poignée de secondes, tout a basculé. Par ma faute.

    Il a fallu s'organiser. Improviser. Innover. S'excuser. Expliquer. J'aurais bien aimé prendre le temps de manger. De parler. Ou de pleurer un grand coup. D'arrêter la montre, quoi. Mais pas moyen. Il a fallu terminer cette foutue saloperie de garde. Remettre des péridurales à d'autres femmes sans histoires. Comme si de rien n'était. Et gérer de nouvelles merdes. Encore et encore. Jusqu'au coup de carillon final.

    J'ai fait une erreur, une putain d'énorme erreur.

    Une erreur qui aurait pu être fatale pour une patiente... Dont vous avez peut-être déjà trouvé quelques causes possibles à la lecture de ce texte pourtant déjà bien expurgé. A défaut d'excuses, je me suis trouvé quantité de fautes potentielles: j'ai repassé le film de cette journée dans ma tête cent fois depuis. Ce moment, je le revis parfois encore aujourd'hui en injectant le produit salvateur d'une péridurale anodine.

    J'aurais aimé dire aussi que si je m'en suis sorti cette fois là, c'est parce que j'ai su rapidement prendre la bonne décision une fois le mal découvert. J'aimerais tellement. Sur ce point également j'émets de fortes réserves.

    La vérité, c'est que je n'en sais rien.

    Peut-être que j'étais bien luné, ce jour maudit. Peut-être que l'histoire du chauffard de la forêt est restée profondément ancrée en moi. Peut-être que tout simplement ce n'était pas le jour de mon jugement dernier. Néanmoins je reste lucide. Dans une journée de travail standard, je prends une foule de micro-décisions en apparence anodines. Parfois je m'impose, quelquefois je m'oppose. Mais en fait souvent je laisse faire, par silence complice ou aveuglement coupable. Il est possible qu'un jour prochain dans de pareilles conditions je ferais preuve de plus de lâcheté.

    Qui sait?

    Des erreurs de ce type j'en ai fait d'autres depuis, heureusement pour l'instant sans conséquences graves. Combien? Suffisamment déjà pour être persuadé qu'elles jalonneront ma vie professionnelle jusquà son terme. Quand bien même je ferais tout mon possible pour les éviter. Parallèlement, il est fort probable que je me retrouve un jour en position de devoir justifier certains de mes choix aux conséquences mortelles. Même si je pense ne pas avoir été en faute. Les statistiques sont formelles. Et les statistiques ne mentent pas: malgré mon jeune âge, j'ai déjà mon petit dossier fatal qui attend sagement l'ouverture d'une hypothétique instruction.

    C'est la vie.

    Or l'erreur fait partie de moi, elle me colle à la peau. J'en suis maintenant pleinement conscient. Je tente de faire avec. C'est mon diable au corps bien à moi que j'essaie de dompter jour après jour à défaut de pouvoir l'anéantir. A tâtons. Car malheureusement, cela ne s'apprend guère. La lutte contre l'erreur prend souvent des allures de Sainte Inquisition. C'est triste.

    Pire encore: je pense que le commun des mortels n'est guère prêt à entendre ce genre de propos. Il n'y a qu'à voir certaines réactions proprement inadaptées pour s'en convaincre.

    Si vous en doutez, faites-donc le test. Demandez-donc à votre entourage ce qu'il aurait fait, ce fameux soir d'automne sur cette petite route, dans la campagne de France.

    Sans tenter de juger.


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