• C'est jamais facile.

    J'arrive toujours comme un cheveu sur la soupe, dans ce genre de situation. Même quand la partition est parfaite et qu'on a pris les bons gants. Même quand on a mis le temps nécessaire et suffisant. Même quand j'ai pu, ô miracle, appréhender le contexte à la consultation quelques jours auparavant.

    Un fœticide pour une interruption médicalisée de grossesse, On peut pas dire que ce soit le pied.

    C'est jamais facile pour les couples.

     Mais pour moi non plus, faut avouer. Car c'est bien moi qui ouvre le bal des vampires avec la sainte péridurale. Même si les autres viennent faire leur sale boulot, c'est encore moi qui prépare la mixture infâme pour alléger la peine. Puis quand vient l'obscène attente, si longue, si terrible, c'est toujours moi qui veille au grain. Et enfin quand arrive l'heure dernière où le drame se joue, c'est encore moi qui dois faire en sorte que l'horreur ne soit pas pire. Parce que oui, ça peut toujours être pire.

    Et en toute discrétion, s'iou plaît. Propre, clean. Sans bavures. Quitte à rogner les entournures.

    C'est pas vraiment facile de faire propre dans ces conditions. Et on en prend vite plein la gueule pour pas un rond.

    Surtout un week-end, quand je suis seul et que les autres heureuses ont décidé d'accoucher en toute innocence à côté. Pauvres inconscientes. On n’est pas tranquille, certes. Mais va savoir pourquoi on redoute toujours la sonnerie du téléphone dans ces moments particuliers.

    Sans doute parce que cette fois non plus, ça n'a pas loupé.

    Au bout du fil, le médecin de garde des soins palliatifs. Il ne me cherche jamais, celui-là, d’habitude. Qu’est-ce qu’il me veut ? Doit être sérieusement emmerdé pour vouloir me dénicher un samedi.

    -          Écoute, on ne s'en sort plus. Ce patient en quatrième ligne de traitement par chimio avec toutes ces boules dans la tête, il n’en finit plus de convulser. On a déjà essayé ça et ça, mais ça n’a pas suffi. Puis on a bien ajouté ça plus ça, mais là non plus ça n’a pas marché. Hier encore on a bien tenté de faire un de vos trucs à vous, les anesthésistes, sur les conseils de ton collègue. Ca a marché, un temps. Et aujourd’hui, rebelote. Ca va faire quinze jours que ça dure. L’en a plus pour longtemps, tu sais. Mais c’est vraiment moche et on ne sait plus quoi faire. T’aurais pas une autre idée, toi ? Ou un conseil ?

    -          … Je réfléchis, je te rappelle.

     

    Bien sûr que j’ai une idée, c’est mon job d'avoir ce genre d'idées dans ce genre de merdier. Mais bon, faut pas pousser.

    Quinze jours.

    C’est fâcheux.

    D’autant que je le connais bien, ce patient, en fait. Même si je ne l’ai jamais vu. Des semaines qu’on en cause à l’internat, une histoire terrible. J’ai suivi le fil pas à pas, de loin en loin. Entre la poire et le dessert. En spectateur dubitatif. En commentateur distant.

    Mais maintenant c’est là, on me demande de faire quelque chose. D’être créatif.

    Alors que j’ai ma partoche perso qui se joue dans la salle de naissance en ce moment même… La première valse a bien été jouée mais dans ma tourmente à moi, voilà l’œil du cyclone. Fin du premier mouvement, c’est l’entracte. On attend les premières secousses qui signeront la fin du thème. Je dois pas rater l’entrée en scène. Pi j’ai déjà pas franchement le droit de m’éloigner de ma maternité, en temps normal. Pas le moment de faiblir. Si près du but.

    Quinze jours. Deux semaines. C’est foutrement long, deux semaines. Je soupire.

    Allez, c’est vite fait. Je vais juste jeter un rapide coup d’œil, pour me faire une idée. Pour réfléchir. Je prends quand même le petit flacon jaune, juste au cas où.

    En arrivant sur place, j’ai bien vu que je n’étais pas le seul à soupirer ce jour là.

    Un lit. Un bien grand lit pour une si petite chose, édentée et chauve, recroquevillée sur son funeste sort dans d’imperceptibles soubresauts. A côté, étendue sur la table, l’immensité de la médecine impuissante en seringues inutiles et fioles dérisoires. Et devant ce triste bordel deux blouses blanches, circonspectes, aux tempes grises et à la mine abattue. Je me revois encore, perplexe, écouter la longue litanie monocorde de circonstance tout en tripatouillant discrètement mon petit secret de verre.

    -          Et vous avez pensé à essayer la petite poudre, à un moment ? Parce que là, franchement…

    -          Oui, bien sûr. On la dit bien efficace, cette poudre. Personnellement, je ne l’ai jamais utilisée. Ce serait pas mal, mais apparemment il est assez difficile de s’en procurer. Nous avons passé commande auprès de la pharmacie, nous en disposerons d’ici à une semaine.

    Une semaine de plus? Je te jure.

    -          Tenez, la voilà, dis-je à l’infirmière qui se ranime d’un coup à la vue du sésame ancestral.

    -          Enfin les choses sérieuses ! Qu’elle ajoute en filant préparer la potion avec cette voix de rogomme qu’ont ces vieilles rombières séculaires au cuir si épais.

    Je suis gêné. Je le connais à peine, ce médecin.

    -          Vous êtes bien certains de vouloir tenter le coup ? Parce qu’il va y avoir une apnée transitoire. Qui peut être longue. Et qu’il faudra probablement respecter, à mon sens.

    -          ... Longue, vraiment ?

    -          Assez. Suffisamment. Êtes-vous prêts, vraiment ?

    -          … On n’a plus tellement le choix. Vas-y.

    Il est terrible, cet instant qui suit. Surtout quand ce satané téléphone sonne.

    -          Ça y est, John. Elle a expulsé. Ça saigne un peu. Tu en es où ?

    -          … J’arrive.

     

    Dieu que je n’aime pas faire ça. Je suis parti comme un voleur ou presque. A peine eu le temps de voir se dérider ce visage crispé. J’ai bien rappelé plus tard, au calme, pour savoir. Pour m’excuser de cette sortie prématurée. Il y avait bien eu une belle apnée. Plus de convulsions. Une timide reprise de la ventilation, puis plus rien. Fini. Un peu brutal au goût du toubib, mais bon.

    C’est tellement pas facile.

    J’ai traîné mon dégoût quelques jours puis j’ai recroisé mon comparse d’un jour, à l’internat. Entre la poire et le dessert. Entourés de spectateurs dubitatifs et de commentateurs distants. On a causé. De ce moment, de ma tourmente. De son malaise. Du mien. De comment les gens autour ont perçu les choses. De nos vues du problème, de nos façons de faire. Sans pour autant être d’accord, nous avons pourtant convenu qu’on rejouerais la pièce différemment, si c’était à refaire.

    Quand ce sera à refaire.

    On cause beaucoup de ces choses-là, partout, tout le temps. Tout le monde. Sans vraiment savoir, en fait. Bientôt, il y aura peut-être bien de nouvelles lois pour ça. Pour éviter le pire. Pour cadrer l’humanité.

    Ca me désespère.

    Oh pas les nouvelles lois, hein. Je m’en fous, des lois. Je ferai avec s’il le faut. Avec une énième loi tout le monde restera chez soi la prochaine fois et c’est peut-être mieux comme ça, après tout.

    Non ce qui m’ennuie surtout, c’est que l’on s’obstine à vouloir fermer les internats.  


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