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    Lettre à EloïseCela fait quelques mois déjà que tu ne donnes plus de nouvelles. Que deviens-tu?

    Toi qui t'étais certainement prise à y croire, durant toutes ces années, tu as jeté l'éponge, c'est ça? Nous avions pourtant tant besoin de toi. C'est triste.

    Non, on ne se connait pas.

    Je n'avais même jamais entendu parler de toi, avant. Mais quand j'ai vu les résultats publiés cette année, j'ai tout de suite pensé à toi. Avant même Noémie, c'est dire. Pourtant tout le monde n'avait d'yeux que pour elle à cette époque. C'était toi que je cherchais, je t'ai trouvée. Seule, tout en bas. Je me suis dit qu'on te faisait beaucoup de mal, que tu ne le méritais certainement pas. J'ai essayé de savoir ce que tu devenais ensuite, mais tu n'a pas répondu à l'appel.

    Disparue des écrans radar.

    J'espère seulement que tu n'as pas abandonné tes espoirs initiaux pour de la poterie ou du macramé. Ce serait du gâchis. Du temps perdu pour toi et de l'argent pour nous, aussi.

    Faut dire que c'est un coup sacrément rude, de finir dernière à l'ECN de médecine.

    Tu as dû te sentir blessée. Et tes oreilles ont dû siffler pendant quelques jours. Bien plus que celles de Willy ou Sofian, c'est certain. Même si aux yeux de ceux qui vous jugent vous vous valez bien, tous les trois. Toi, tu fermais la marche. Un drôle de symbole. Moi je sais bien que tu vaux plus que ça.

    Tu n'y était pas, c'est tout. tu avait tes problèmes, ça ne me regarde pas.

    C'est une évidence. Je le sais parce que merde, quand on arrive à six ans d'études à ce niveau, en ayant validé tous les savants modules enseignés par autant de brillants pédagogues, on SAIT le minimum vital. Et juger de ta valeur sur ce foutu classement à cette épreuve quand ta faculté t'a jugée apte à la passer, ce serait chier dans les bottes de tes maîtres.

    Et ils ne feraient pas ça, ces juges. Ce ne sont pas les mêmes. Ceux qui te disent "oui, tu peux passer l'épreuve", mais en te voyant échouer ajoutent "tu n'as vraiment pas le niveau".

    Si? Ce sont les mêmes? Ah, bon. Comprends pas alors. Y'a sûrement une subtilité qui m'échappe. 

    Sache quand même que tout n'a pas toujours été comme ça. Quand j'étais à ta place, il n'y a pas dix ans, nous avions le droit à l'oubli. Le bénéfice du doute. La possibilité de ne pas jouer à un jeu qu'on pouvait croire de dupes. Cela s'appelait un concours, c'est maintenant une épreuve. Je pense que tu saisis bien la différence, n'est-ce pas? Noémie, elle, j'en suis moins sûr.

    Ils ont voulu faire mieux. Pensé à l'excellence. Ils ont dû se dire que parmi les douteux oubliés se cachait peut-être une perle. Quelqu'un qui ferait faire un grand bond pour l'homme. Ils se sont peut-être dit d'autres choses, parfaitement louables. Ils ont juste oublié de penser à toi au passage. 

    Oublié qu'ils te créaient toi.

    La dernière.

    Celle qui ne fait que des petits pas pour l'humanité.

    Tu aurais pu rester. Affronter les quolibets, ça n'aurait duré qu'un temps. On aurait fini par t'oublier, contrairement à Noémie. Elle, elle aura toujours droit aux feux de la rampe. Elle est sur la bonne route, et elle est devant. Tout ne sera pas rose pour elle non plus, certes. Mais ses difficultés ne seront jamais les tiennes. Elle vivra par exemple des coup de pouce que tu aurais pu attendre longtemps.

    Non, toi tu aurais toujours pu conserver cette plaie profonde sous la cicatrice du temps. Profiter de ta mise à l'écart du chemin au départ pour trouver ton propre sentier. Et poser ton sac sur la colline, loin des turpitudes des arpenteurs de route.Tu aurais manqué de lumière, j'en conviens. Mais tu aurais investi en toute quétude des champs entiers de la médecine laissés à l'abandon.

    Car en voulant toujours aller plus haut, plus fort, plus vite cette médecine moderne, elle laisse de grands vides. Quand la PMA attire, l'IVG rebute. Quand la chirurgie réglée séduit, la traumatologie dégoûte. La proctologie fait peu d'émules quand la cardiologie interventionnelle fait vitrine. Et j'en passe.

    On n'a sûrement pas besoin de soigner les trous du cul en France. Ils se portent à merveille.

    Tu as préféré t'en aller. Comme Willy ou Sofian. 

    C'est dommage.

    On aurait pu faire sans ces fameux trous du cul, vous et moi.


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  • Je n'aime pas les préambules aux histoires, mais là je n'ai pas le choix.

    J'ai peu partagé avec mes proches celles de l'aventure qui va suivre. Mais je débute mon blog et je ne peux décemment pas faire l'impasse sur cet épisode de ma vie.

    A la relecture, je m'aperçois que j'ai bien du mal à retranscrire fidèlement les formidables émotions ressenties là-bas. Je vous livre ce soir un premier opus et, bien qu'imparfait, je sais que je ne pourrais guère en tirer mieux. Néanmoins, j'espère que cela vous plaira.

    Si tel est le cas, sachez que j'en ai d'autres dans ma besace. Mais comme ces histoires sont vraiment dures à accoucher, sachez qu'il vous faudra patiemment attendre qu'elles sortent d'elle-mêmes.

    Bonne lecture.

     


    Le cas SylvineUne femme, deux enfants.

    Trente-cinq degrés.

    Six mille kilomètres.

    Cent-cinquante ans.

    Voilà la mesure de ce qui me sépare de mon monde résumé en quatre lignes. 

     

     

    Avant, j'appellais ça l'Afrique. Mais ça, c'était avant.

    Avant, c'était il y a trois jours. Maintenant je ne sais plus quoi en dire.

    Debout près de la persienne, je contemple l'unité de soins intensifs dont j'ai pris la charge. "Kasaro", comme on dit ici -littéralement, "qui serre le coeur". Onze lits équipés d'un matériel rudimentaire. Sans électricité ni eau courante, cela va sans dire. Et je suis chargé, moi, petit Sisyphe fraîchement diplômé, d'enchaîner le Thanatos local qui se révèle être d'une efficacité redoutable.

    C'est qu'il y a du boulot.

    Depuis trois jours, je ne compte plus les cas de paludisme grave, méningites en coma, enfants dénutris ou de plaies par arme à feu. D'ailleurs c'est bien simple, je ne compte même plus les morts. Mon oeil de réanimateur, pourtant habitué à pas mal de choses, a dû apprendre en urgence à reconnaître le marasme et le Kwashiorkor

    J'allais attaquer ma petite colline par la face nord, avec mon rocher sous le bras, quand une ombre apparut au seuil de la porte:

    - Docteur, nous avons un problème avec l'enfant Sylvine. Elle ne va pas bien. Nous aurions besoin de votre avis. Voudriez-vous bien venir voir, s'il vous plaît?

    Je prends le temps de la réflexion, mais au fond de moi j'ai déjà la réponse.

    - Pas la peine. Amenez-là ici.

    - ... En êtes-vous sûr? C'est qu'elle ne va pas bien....

    Il est surpris.

    Faut dire qu'il y a de quoi. Mais Sylvine me hante depuis trois jours. Et depuis j'ai saisi quelques rudiments de Swahili. Quand on dit "muzuri", c'est que ça va. Le "ça ne va pas bien" n'a pas de traduction. Quand ça ne va pas bien, on ne parle plus, on meurt. Ici, on ne se perd pas en fioritures.

     - Certain.

    Sylvine je l'ai croisée à mon arrivée trois jours plus tôt.

    Une de mes toutes premières missions dans cet enfer. L'universelle de l'anesthésiste, celle de piquer l'impiquable. Une rencontre d'une violence inouïe. Dix minutes qui resteront gravées dans ma mémoire à tout jamais. Parce qu'il faut vous dire que Sylvine, c'est pas n'importe qui. Même là-bas.

    Sylvine a trois ans. Elle est infirme motrice et cérébrale depuis sa naissance. Le regard qui ne suit pas. Son visage est animé de convulsions. Comme un rictus sardonique, si j'avais une foutue idée de ce que c'est. Elle est hospitalisée depuis plusieurs mois pour une plaie revêche du cuir chevelu aux contours atones et de la taille d'une paume adulte. Du muguet comme en plein mois de mai. Et parachevons cette description obscène: elle pèse cinq kilos. A trois ans.

    Pendant que je m'installe sans bruit, à côté de sa mère qui la cajole, une question me tourmente. Comment diable une enfant aussi gravement handicapée peut-elle survivre TROIS ANS dans une telle jungle?

    Je suis sidéré.

    Il faut dire qu' elle n'est pas sale. Comparée aux autres enfants virevoltants alentours, elle est même sacrément propre. Son lange n'est pas souillé. Pas même une escarre. Sa peau est fine, certes. Mais douce. Huilée. En nouant mon ruban de latex autour de ce petit gressin qui lui sert de bras, je retrousse la manche d'une robe de princesse que ma fille aurait jalousée. Toute rose et blanche à volants, froufrous et dentelles diaphanes.

    Bien sûr, le petit vermicelle bleu qui lui tient lieu de veine basilique n'a pas tenu ses promesses. Mais en voyant cette mère consoler cette petite chose après mon passage, j'avais la réponse à ma question. Malgré l'exode, les camps et le handicap, cette mère la porte à bout de bras depuis trois longues années.

    Sans se plaindre. Jamais.

    Avant de m'en retourner vaincu, je n'ai rien trouvé de plus con à lui dire, à cette mère du bout du monde:

    - Elle a une très jolie robe. Vraiment.

    Elle m'a regardé en secouant la tête, interloquée. Consternée. Et je suis parti tout penaud. 

    Alors trois jours plus tard, je me suis dit que je ne pouvais pas ne rien faire. Je n'aurais pas supporté de n'avoir rien tenté. Mais en voyant arriver cette petite ombre inerte, je me suis dit que c'était peine perdue.

    Plus de pouls, l'oeil clos, de rares mouvements respiratoires. Quarante de fièvre. Une montagne à elle toute seule à gravir en quelques minutes. Avec une salle pleine de moribonds en bien meilleure santé. J'ai aussi bien vu que l'équipe ne trouvait pas ça raisonnable. De mobiliser de précieuses ressources pour un résultat couru d'avance.

    - Bon, OK. On ne va pas vider la mer à la petite cuillère. Mais on va tenter le coup.

    Remplissage, antibiotiques. Antifongiques. Cathéters et sondes diverses. Tout le monde a suivi sans y croire. J'ai vu pleurer sa mère. On ne pleure pas en public, là-bas.

    On ne m'a pas annoncé son décès dans la nuit. Et pour cause. Le lendemain, on pouvait voir un léger mieux. Une respiration normale.

    Et tranquillement, jour après jour, elle a gravi sa pente. en déposant chaque soir son gravillon en haut de la colline. 

    C'est alors qu'on a commencé a y croire. J'ai vu petit à petit le visage de sa mère se décrisper. En quinze jours, l'enfant avait repris la moitié de son poids. Plus de fièvre. La plaie qui cicatrise. 

    Restaient les convulsions. L'impossibilité de s'alimenter seule. 

    Et un jour on a pris le temps de causer, sa mère et moi.

    Elle m'a raconté la naissance de Sylvine, dans un camp de réfugiés. Une enfant normale. Sa fille unique. Et une semaine après, la forte fièvre. Et l'opistothonos qui en a découlé. Méningite, que je me suis dit. Elle m'a raconté ensuite les onguents, les décoctions. La fuite. La guerre. La famille éparpillée. Les convulsions, quasi constantes. L'errance, de centres de santé en dispensaires. Depuis trois ans. Seule avec sa fille. Et sa robe de princesse. Je lui ai demandé si elle avait un contact avec son enfant. Enfin, quelque chose qui puisse me faire penser que la petite possède un semblant d'esprit. Difficile, quand on ne parle pas la langue. Elle m'a dit qu'elles jouaient toutes les deux. qu'elles riaient souvent. Alors j'ai souri.

    J'ai pas cru.

    Et je me suis dit que cette mère voudrait tant y croire.

    Et j'ai débuté un traitement anticomitial comme ça, sans rien. juste pour voir si ça marcherait pas un peu.

    Et ça a marché.

    En deux jours, les saccades ont disparu. Elle prenait la cuillère toute seule. Elle suivait du regard. Elle se tenait assise sans aide. Elle s'est mise à jouer avec sa mère. Et je les ai enfin vues toutes deux rire aux éclats.

    Sylvine, c'était juste une épileptique non diagnostiquée.

     Je me suis dit que des fois ça valait le coup d'y croire.

    Alors avant de repartir chez moi, je me suis assuré que la gamine pourrait avoir accès à un traitement régulier. Difficile, ce genre de promesses là-bas.

    Et j'ai dit à sa mère qu'elle avait une belle robe. Alors elle m'a serré dans ses bras et j'ai pleuré.

    On aurait pu en rester là. 

    Mais deux semaines après mon départ, les échauffourées ont repris de plus belle. L'hôpital a été évacué. Tout le monde s'est envolé. J'ai tenté de reprendre des nouvelles de Sylvine et de sa mère. Personne ne sait où elles sont.

    Une chose est sûre: elle n'a pas pu avoir accès à son traitement de fond. 

    On ne vide pas la mer avec une petite cuillère.

     

     


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  • ChaosParfois le matin je sens dès le premier battement de cils ce petit frémissement. Cette imperceptible secousse annonciatrice des pires tourments à venir. Ce minuscule engrenage qui s'enclenche.

    Cette fois-ci c'était en plus un jour de deuxième tranche, comme dirait Vargas.

    Elle, c'était sa dernière. Moi, c'était ma première.

    Elle, FIV. Fécondation In Vitro. Moi, patiente au bloc ce jour là.

    Elle, elle avait les nerfs à vif. Après des années de tentatives infructueuses, elle devait finalement sauter dans le vide. Seulement cette fois, c'était sans filet. Et elle attendait qu'on la pousse. Alors elle pleurait. Moi j'avais les nerfs en pelote mais pour d'autres raisons.  

    J'étais en retard.

    Oh, pas que c'était inhabituel, non. Je suis toujours en retard. Je me dis que je connais la valeur d'une minute, donc je ne me presse jamais.

    Oui mais là, j'étais VRAIMENT en retard.

    Le même retard que d'habitude, mais cette fois-ci tout le monde avait été prévenu avant que je décale. Parce que j'avais vu greloter la chrysalide de soie maléfique dès mon réveil. Il n'avait pas sonné. Et guetté la sortie de l'imago infernal de cette journée de merde.

    C'est sur le quai de la gare qu'il est sorti. Dix minutes d'une naissance au forceps après un bref -mais intense!- échange verbal avec le chef au képi mauve:

    - Euh! Il est où, le train?

    - Bin, y'en a pas.

    - En retard de combien?

    - Pas en retard. Y'en a pas, j'ai dit. L'est annulé. Le conducteur est grippé. Faudra prendre le suivant.

    - ... ?! Quoi? Et nous, alors? On fait comment?

    - Oh, z'auriez été plein, y'aurait eu un car. Mais vu que z'êtes qu' un, faudra prendre le suivant.

    - ... Et prévenir, non? C'est qu'y caille, dehors!

    - Ben justement, J'attendais ici de vous parler, au chaud. 

     Scrmflmfleuh. Bien relou.

    Me v'la obligé d'enfourcher mon cheval-vapeur pour cent-cinquante kilomètres de chevauchée fantastique à me demander comment on le prendrait, là-bas au bout du chemin, si je disais:

    - Ch'ui pô venu. Mon nez, y' coule trop.

    La bonne blague. 

     Alors à l'arrivée, devant elle qui pleurait, c'est sorti.

    - Z'êtes à jeûn?

    - Mvoui. On m'a demandé, alors j'y suis.

     - Bin moi aussi, j'ai rien mangé. Et moi, on m'avait pas demandé.

     Et j'y raconte l'histoire du pervers à l'hygiaphone.

    Et j'y dit aussi que du coup, j'ai pas eu droit à mon petit croissant du matin. Tout chaud, moelleux et qui sent bon, que j'attrape en sortant à la petite boulangerie du quai des brumes. Que c'est ce qui m'emmerde le plus dans cette histoire, la boulangerie du quai des brumes. J'ai pas pu passer par le quai des brumes. Avec mon croissant en main, j'aurais pu le voir voler en toute sérénité ce putain de lépidoptère. 

    Mais bon là, c'est foutu. Je suis en rogne. Va falloir qu'elle se rende bien compte que dans la vie, faudrait plutôt chialer pour ce genre de trucs. Ou rester couchés, parce qu'elle a bien raison de chialer, que quand ça part comme ça, on ne sait jamais comment ça se termine.

    Je crois qu'à cet instant tout le monde a vu voler la bestiole. Même que peut-être la brise s'est levée.

    Mais tout en séchant ses larmes et bien qu'elle ne l'était pas encore, elle a pris cet air sévère qu'ont toutes les mères du monde:

    - Quoi? Vous allez au travail sans prendre de petit déjeuner?

    - Oui.

    - Et ici, personne n'apporte des viennoiseries?

    - Ca dépend. Des fois oui, des fois non. Aujourd'hui, c'est non. Mais ça ne m'étonne pas, c'est encore un coup du papillon qui est né ce matin... Non mais vous suivez, ou bien?

    - Bien sûr que j'ai tout suivi. C'est n'importe quoi votre histoire de papillon.

    - Ca, c'est vous qui le dites. Et puis d'abord, qu'est-ce que vous y connaissez, vous en papillons?

    - Moi, rien. Mais en croissants, un peu. Et votre histoire de "croissant du quai des brumes", c'était grillé depuis hier soir dix-huit heures. 

    Je réfléchis deux secondes.

    - Pas possible. Hier à dix huit heures, mon papillon, il n'était pas né. mon réveil je ne le règle jamais avant vingt-deux heures. Vous voyez, vous n'y connaissez rien en croissants non plus.

    Et puis, très calme, elle a rajouté:

    - Non non, vous n'y êtes pas. Hier à dix-huit heures, j'ai reçu le coup de fil qui me disait de venir ici ce matin. Et comme il faut venir tôt le matin chez vous, avec mon mari on ne travaille pas aujourd'hui. Voilà.

    - Je vois toujours pas le rapport.

    - JE suis la boulangère du quai des brumes. Il peut pas y avoir de croissants ce matin, puisqu'on est à l'hôpital tous les deux, mon mari et moi.

    - NON!

    -SI.

     Je l'ai endormie, tout s'est bien passé. En remontant, une demi-heure plus tard, elle m'a demandé si j'avais déjeuné. Toujours pas.

    - C'est nul, qu'elle a dit en remontant.

    Une heure plus tard, au bloc, un inconnu débarquait haletant, avec des sacs entiers de viennoiseries invendues de la veille.

    Croyez-le ou non, cette journée a été pour moi magnifique.

    Croyez-le ou non, pour elle, cette dernière, ça a été le début de son premier.

    Et pan dans la gueule du papillon.

     

    (Je jure que cette histoire est vraie).

     


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  • Je dors.


    Je dors et je suis bien. 


    Pelotonné sous ma couverture, seule ma tête dépasse de l’édredon. Dehors, j’ entends trisser les hirondelles qui s’engouffrent dans la cour en vagues successives. Le soleil béarnais pénètre dans la pièce par un rai de lumière qui frappe mon visage. Sa douce chaleur m’enveloppe sans m’étouffer. Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien. En toute quiétude.


    J’ai quinze ans, c’est l’été en montagne et je suis à la ferme, chez ma grand-mère.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est le pas discret de ma mère dans l’escalier qui fait chanter ces vieilles marches. Elle vient me chercher. Bientôt, elle sera sur le palier. Elle tournera le dos à la soulane et viendra se poster devant la porte de ma chambre. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

    Sa main vient de se poser sur la poignée de la porte et dans une seconde ce sera fini de cet instant délicieux.

     

    Distorsion du temps, de l’espace. Impression fugace de saut dans le vide. Tout bascule.

     

    Je dors.


    Je dors et je suis bien.


    Recroquevillé dans ma couette, j’ai le nez dans l’oreiller. Dehors, j’entends le vent s’engouffrer sous le porche et claquer la porte du jardin à intervalles réguliers. La rue est calme, comme à son habitude. Un courant d’air frais parcourt ma nuque, la fenêtre est ouverte. Il fait bon. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien. En toute quiétude.


    J’ai trente ans, c’est le printemps dans ma maison chérie et je suis de repos de garde.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est le pas discret de ma fille dans l’escalier qui fait chanter ces vielles marches. Elle vient me secouer, j’ai suffisamment dormi à son goût. Bientôt, elle sera sur le palier. Elle se faufilera dans le couloir jusqu’à la porte de ma chambre. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

    Sa petite main vient de se poser sur la poignée de la porte et dans un instant ce sera fini de ce moment délicieux.

     

    Distorsion du temps, de l’espace. Impression fugace de saut dans le vide. Tout bascule.

     

    Je dors.


    Je dors et je suis bien.

     

    Allongé sur un lit, je suis agrippé à une couverture. Le pyjama de bloc que je semble porter ne me gène pas, c’est curieux. Dehors, j’entends un chuintement entrecoupé de bruits sourds d’un objet venant heurter la porte. La cireuse. Des grillons grésillent dans ma main. Il fait bon. Juste le parfait équilibre.


    Je suis bien, en toute quiétude.


    J’ai trente-cinq ans, c’est le printemps et je ne sais pas où je suis, mais je sais que je suis bien.

    Un bruit familier vient de me réveiller mais je garde les yeux clos. C’est la sonnerie discrète de mon téléphone de garde que je tiens dans la main. Les grillons. A l’hôpital. Je suis au boulot. Les grillons cessent de chanter. Tout est calme. Bientôt une main viendra frapper à la porte et ce sera fini de cet instant délicieux. Je respire profondément et profite de chaque seconde qui me reste avant d’avoir à ouvrir les yeux.

     

    Attendre.

     

    Attendre la distorsion du temps, de l’espace. L’impression fugace de saut dans le vide. Tout va basculer.

     

    Les grillons, à nouveau. Et le tapotement délicat de l’infirmière à la porte de ma chambre.

     

    «- J’ai fait couler le café, Allez... Y’a trois péris, plus qu’une heure et c’est fini. Viens.»

     

    Et merde.

     

    Debout. De toute façon, je ne dors plus. Cette demi-heure de sommeil depuis vingt-cinq heures m’a fait du bien.


    Je suis bien.


    Je suis bien parce que dans une heure, j’ai une semaine de sommeil devant moi.

    On pourrait descendre chez ma mère, avec les petites.

    Elles adorent les hirondelles.


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  • Sans connerie.


    J'étais de garde cette nuit.

    Rien. Calme. Deux ou trois bricoles, pas de quoi fouetter un chat.

    Sauf que.

    Le destin a voulu que je croise la route de monsieur Vessie hospitalisé en gériatrie. La gériatrie, pour moi qui suis habitué à l'ambiance pastel et aux lumières crues des décors opératoires, c'est un petit bout d'aventure au pays de l'eau de Cologne. j'y vais toujours dans l'esprit d'un garnement qui ferait l'école buissonière pour raconter aux copains comment c'est dehors.

    Ma mission, pour ceux qui ne s'en doutent pas, c'est la mission universelle du gazier qu'on extrait de son bloc comme un escargot de sa coquille: perfuser LE patient. Celui-là même qui a servi de proie à une légion d'infirmières-picadors durant des heures et qui, de guerre lasse, doit se résoudre à subir l'estocade du toréador des champs stériles. Vous reconnaîtrez facilement monsieur Vessie si vous le croisez: son corps est moucheté de petites compresses-papillons blancs sur fond bleu, jaune ou rouge. C'est selon la durée et l'intensité du combat. L'anesthésiste, lui, est le type qui VA y arriver. Pas parce qu'il est fait d'une matière spéciale dont sont faits les super-héros. Non. Juste parce qu'il sait qu'après lui, plus personne. C'est tout.

    Mais là n'est pas le sujet.

    Les services de médecine c'est aussi pour moi l'occasion rare de changer de cuisine et de me frotter aux médecins, aux vrais. Ceux qui ont des lunettes sur le nez, le stétho dans la poche et le front soucieux. Ceux qui prennent en charge le malade pendant ddddddeeeeeeessss jours, seuls au monde. Qui font leur sauce. Moi, j'arrive souvent quand la table est mise. Je ne débarrasse pas toujours. Mes prescriptions sont autant de bouteilles à la mer que je piste à chaque check-point (répétez 3 fois très vite). Comme je ne compose ni le menu ni le plan de table, je dois trouver un coin pour manger ce que me présente le cuistot.

    Nous n'avons pas les même neurones.

    Hier, le problème, c'était que finalement monsieur Vessie il avait VRAIMENT besoin d'un cathéter central. A 20 heures. Après discussion entre gens bien, nous avons convenu de le poser sans délai. Et je suis ouvert la nuit, ça ne me dérange vraiment pas. Une prise en charge idéale. 

    Sauf que. 

    A vingt-et-une heures, après avoir tranquillement visionné la radio de contrôle et fait passer les antibiotiques salvateurs, j'appelle les infirmières du service pour donner les consignes prévues. Et je tombe sur la gériatre, toujours présente malgré l'heure indue. Ni de garde, ni d'astreinte. Non, juste là pour prescrire les antibiotiques et la radio pulmonaire de monsieur Vessie. Au cas où je ne les aurais pas faits, même si nous étions d'accord une heure auparavant. Je m'en étonne gentiment et lui demande si elle a une vie de famille. Si, bien sûr. Mais là c'est son patient, elle est inquiète. Contacter l'équipe de garde, pourquoi faire? C'est pas si grave. Alors elle reste. Bon. 

    Vue d'une chapelle médicale où l'omnipotence est le modèle, cette fille a sûrement une place de choix. Vu de mon clocher pas si lointain, je me dis qu'elle gagnerait à faire plus me faire confiance plutôt qu'à me surveiller.

    L'autre jour, c'était au scanner. Autres temps, autre pièce, mais acteurs similaires. Besoin d'une anesthésie générale pour un patient de radiologie interventionnelle. Un truc savant qui consiste à griller des boules de foie à l'aide d'un parasol à mouches en regardant un écran. Pas franchement douloureux ni dangeureux, mais le patient ne doit pas bouger sinon la télé passe sur Canal Plus sans l'abonnement. Donc je suis là, aux premières loges. Et j'assiste. Durant des heures. Au début, ça m'amuse de voir des geeks à frange enfiler le costume de lumière chirugical. A la fin, moins.  J'ai perdu le compte des boules noires et des boules blanches. De l'autre côté de la vitre, ils me font signe. Apparemment, c'est fini. 

    - Déjà? J'ai pas vu griller la dernière.

    - Normal, on n' y arrive pas. Tant pis, ce sera la chimio.

    - Beuh! C'est quoi, le problème? Elle a l'air facile d'accès, pourtant! 

    - Au scan, oui. Mais le problème c'est le bord de la table. L'abord idéal est très postérieur et on ne peut pas, tu vois. Le patient est sur le dos, ça gène.

    - ... Misère. c'est  juste ça le problème? 

    - Oui.

    - Et vous ne vous êtes jamais demandé comment des patients pouvaient se retrouver avec des cicatrices dans le dos ou sur le côté?

    Visiblement non. Et pif, paf. Deux minutes après le patient est installé en décubitus latéral. Un première au scan paraît-il. Ils étaient ravis. On aurait dit deux singes dans 2001, Odyssée de l'espace. Règlé en dix minutes contre deux heures de tentatives décérébrées.

    Omnipotence, toujours. Et jamais de coup de fil à un ami.

     


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  • Il y a des patients, des fois, on croit les connaître du premier coup d'oeil. Comme ici, ou .

      Ca me rappelle une histoire.

    J'étais de garde au SAMU, un soir d'il y a quelques temps. Sur le bout de papier mentionnant l'intervention en cours, il y avait écrit un truc du genre: "mamie, dyspnée, troubles de conscience". Et une adresse en périphérie de GrosseVille, en bord de fleuve. Nous étions en route.

    A l'adresse indiquée, un portail monumental s'ouvre seul à notre approche sur une allée gravillonée bordée de peupliers. Au bout, une demeure bourgeoise des années trente. Tout autour, un parc magnifique, des cèdres et des séquoias. J'ai même juré voir courir des écureuils. Devant la maison, alignées comme à la parade, Porsche, Mecedes et autres gracieusetés aux vitres teintées. Nous avançons doucement à l'ombre des grands arbres. Je pousse un long sifflement à l'adresse de l'infirmier qui m'accompagne:

    - Eh bien! On n'est pas chez les manouches!

    En guise de comité d'accueil trois blondes accortes de vingt ans, lookées M.S.T (entendez: Mocassins Serre-Tête) se présentent. Elles sont visiblement inquiètes, leur grand-mère n'est apparemment pas au mieux de sa forme. Nous franchissons plusieurs volées de double-portes en enfilade et croisons pas mal de monde. J'interroge mon escorte:

    -  C'est une réunion de famille?

    - Quoi?! Euh, non... c'est un jour comme un autre, nous vivons tous sous le même toit.

     - Nous formons une famille très soudée, ajoute la seconde.

    Je souffle discètement à l'infirmier qui sourit: "des manouches! Cassons nous!".

    Enfin nous arrivons dans ce qui semble être un grand salon. Des banquettes pistache, quelques meubles d'époque, une cheminée magistrale flanquée de portraits surannés. La totale. Au milieu, trône un fauteuil crapeau couleur crème dans lequel j'aperçois une petite forme animée de lents soubresauts. Penché sur elle, un type vaguement asiatique et au visage perlé de sueurs lui tâte le poignet en regardant sa montre. A ses efforts pour camper un air de circonstance, je devine qu'il s'agit d'un médecin. Une foule grouillante et chuchotante se rassemble et nous enserre. Je suis mal à l'aise.

    J'approche de la patiente et lance un bonjour au médecin. Pas de réponse. Rapidement, je me rend compte que les soubresauts sont des gasps. La grand-mère est inconsciente et ne réagit pas aux stimulations. Au sol, gisent des mouchoirs usagés imbibés de mousse rose. Ca sent fortement l'OAP et plus question de traîner. Je regarde le type:

    - C'est votre patiente?

    - Oui.

    -NON! Lance une des trois blondes.

    - Euh... c'est oui ou c'est non?!

    -OUI! NON! tout le monde parle, on ne s'entend plus.

    L'ambiance déjà tendue devient carrément électrique. La petite fille m'agrippe les mains et, malgré le brouhaha, je comprends que l'asiatique est son nouveau "médecin" traitant de l'avis d'une partie de la famille. Qu'il a décidé de rompre totalement la prise en charge initiale pour opter pour des médecines disons plus... Douces. Et interrompu depuis sept jours toute thérapeutique médicamenteuse, créant visiblement quelques tensions au sein de cette famille "soudée".

    Je profite de l'arrivée salvatrice des pompiers durant la cohue pour embarquer mémé dans le véhicule. Nous resterons quelques minutes au calme, histoire de débuter les premiers soins d'urgence. En remontant l'allée, quelques énergumènes, visiblement hostiles à notre intervention, tenteront de nous barrer la route. D'autres, tout aussi énervés, essaieront de les en empêcher.

    L'échauffourée se pousuivra jusque dans la rue, sous les yeux ahuris des automobilistes égarés. je me souviens encore, des années après, du tableau surréaliste aperçu ce jour là par la lunette arrière du véhicule. Colliers de perles qui volent, chemisiers déchirés, lunettes cassées, cols claudine à quattre pattes sur la voie publique... Et de la phrase de l'infirmier à ce moment:

    - Tu as raison, on n'est pas chez les manouches. Chez eux, ça ne se passe pas comme ça.

    Et c'est vrai. Jamais eu aucun problème avec les manouches.

    Comme quoi. 

     

     

     

     


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  • U-Turn

     

     

     

    J’entends souvent dire que pour être médecin, il faut nécessairement l’avoir. D’ailleurs, j’ai autour de moi beaucoup d’exemples de médecins qui disent l’avoir depuis toujours. 

     

    La vocation, ça me fascine. 

    Des gens qui savent que psychiatre, chirurgien ou médecin de famille c’est inscrit en eux au plus profond de leur être depuis toujours. Parfois, certains savent décrire précisément le moment où tout s’est joué. Un peu comme une révélation divine, en quelque sorte.

     

    Moi, je ne l’ai pas. 

    Jamais eue, cette foutue vision. J’ai plutôt l’impression que mes choix de vie, depuis toujours, n’ont été que le pur produit du hasard. Une succession de chemins de traverse empruntés sans retour. Et qui m’ont mené à ça, à l’anesthésie-réanimation.

     

    Le bac déjà, c’était pas évident.

    Quand on n’est pas trop mauvais, on DOIT faire un bac scientifique. Tant pis si on est plus attiré par les lettres. J’ai suivi le mouvement, sans broncher. Au bout du lycée, il y a Ravel. Pas le boléro, le minitel. On se retrouve, à dix-sept ans, tout con, tout seul, et pour la première fois face à un choix cornélien immense à fourrer dans cette toute petite boite en plastique.

     

    J’aurais pu l’avoir là, la vocation. Quand j’ai inscrit trois fois successives «médecine» sur le clavier de bakélite. Et bien même pas. Il y avait bien tout un tas de bonnes raisons de l’écrire, trois fois, ce satané choix. Comme vouloir sauver des vies, pas de faire prépa. Comme tous ceux qui se sont inscrits avec moi cette année là. Non. La vérité vraie, c’est que j’ai suivi une fille. Qui avait, elle, fait ces trois choix pour ces excellentes raisons.

     

    En P1, le rythme s’accélère. On souffre. Plus vraiment question de vocation. La fille se tire mais moi je reste. Au bord du gouffre, on passe des concours-bretelles, ceux des infirmières. Pour ne pas se retrouver sans rien le jour du jugement premier. Je rate les bretelles mais pas la médecine. C’est drôle, la vie parfois. Mais c’est pas l’envie qui m’a fait l’avoir, ce concours. C’est la peur du vide.

     

    Puis c’est le long tunnel. La fac, ses bancs, ses clopes pas toujours saines, La vocation, elle repointe son pif. Tout le monde veut être pédiatre, faire de l’humanitaire. Ou les «Urgences», la série qui déchire. Moi, je traine mon ennui. J’y crois pas. Un gouffre énorme entre les cours magistraux et l’usine hospitalière d’en face. Un fossé profond entre mes remplas d’aide-soignant l’été et les stages pratiques des débuts. J’ai même failli tout plaquer. 

     

    Et un jour, premier chemin de traverse: j’ai croisé un externe, emmerdé. Trouvait personne pour refiler sa garde, là. J’étais trop petit, mais va savoir pourquoi j’ai dit «je peux pas la faire, moi?». Il m’a toisé, du haut de sa D3, moi le petit D1, puis il m’a dit: «Mouais, c’est jouable. Tout le monde s’en foutra de toute façon». Des urgences pédiatriques, le ponpon. J’ai pris un TGV dans les dents mais il avait raison, personne n’a rien vu. Mais ça m’a finalement tout recoiffé dans le bon sens.

     

     J’ai continué à grappiller des gardes ensuite sans aller en cours, à l’époque c’était faisable. Ca m’a fait tenir. Un jour à l’hôpital, le lendemain dans un bouquin à rattraper mon retard. Forcément, j’ai beaucoup donné en chirurgie. J’aurais pu, là, me découvrir une vocation sur le tard. Et bin Non. Ou bien avoir la révélation de l’anesthésie, sur ce micro-stage de dix jours de l’autre côté du champ. Non plus. C’est tout juste si je garde un souvenir de seringues bien rangées, ordonnées à plat dans un plateau bleu azur. Maniées par un type bizarre, dans sa bulle. Ca me fait sourire aujourd’hui, cette occasion manquée.

     

    Et un jour, la réa. 

    Le même TGV du début, 2 ans après. Adieu, gardes de chirurgie. Bonjour, gardes de réanimation. Comment, ça, y’en a pas? Bin pas grave, à minuit je rentre chez moi.

    Faut quand même être honnête, ça m’a plu. Mais là aussi, si on m’avait dit que dix ans plus tard ce serait ma vie, j’aurais été franchement sceptique. Et en plus fallait pour ça choisir l’anesthésie, c’était mieux paraît-il. Pas gagné, donc. Mais rien de mieux non plus.

     

    Puis c’est le concours. Et l’attente. 

    Et là, là, on voit arriver cette grande grille, immense avec tout plein de petites cases à noircir, et on se revoit, là, là, aussi con que ce fameux jour-de-dix-ans-plus-tôt, devant ce minitel de merde-qu’existe-même plus.

    Alors la veille du jugement dernier on va voir cet anesthésiste, vaguement sympa, qu’on a croisé un soir d’infortune et on lui dit en désespoir de cause, histoire de ne pas faire un chèque en blanc le lendemain: «Vas-y. Fais-moi aimer l’anesthésie». 

    On finit par se retrouver au bloc avec un illuminé qui te sort le grand jeu: BIS, AIVOC... On aurait dit un farfadet s’agitant au pied d’un arc-en-ciel et montrant un trésor qu’il est le seul à voir. J’adhère pas, j’y comprends rien, je vois pas l’intérêt. En gros, je me prends un TGV, mais cette fois-ci à reculons. Je revois toujours ce moment magnifique, où ma tête opine des grands «oui», alors que mon cerveau, lui, secoue des grands «non»... 

     

    Et va savoir pourquoi, le lendemain, je signe, par trois fois successives, un putain de chèque en blanc pour l’anesthésie.

     

    Mon métier, j’ai appris à l’aimer jour après jour. mais depuis le début, il ne se passe pas une semaine sans que je me demande ce que je fous là.

    Quand je me retourne, je me demande parfois si je n’ai pas loupé un embranchement quelque part, à un moment donné. Je me demande, si c’était à refaire, si je referais pareil.

    Quand je me regarde, je me dis que finalement je ne sais ni ne veux rien rien faire d’autre, au fond. Que les choix passés n'ont pas été mauvais.


    Et quand je regarde devant moi, je vois encore tant de chemins de traverse à explorer que je me dis que le demi-tour, ça n’est pas encore pour tout de suite. 

     

    C’est peut-être ça finalement, la vocation.


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